Les TICs et l’éthique
mars 3, 2019
tribune libre
Par ata-ilah khaouja
Inutile de rappeler que certains mots, à force d’usage, voilent merveilleusement bien leurs mystères. Prenons par exemple, le mot « visage » : venant du verbe voir, il laisserait entendre la vision ou la capacité de voir. Et nous serions tentés par le définir, à tort, comme étant uniquement ce qui permet de voir. Or, comme on va le voir, « être vu » est le propre et le fondement du visage : c’est pour être parfaitement vu qu’on exige que soit complétement dégagé, sur la photo administrative, le visage : ni lunettes ni couvre-chef non plus. En plus, un visage ça parle, donc c’est un langage, pour preuve, ne dit-on pas parfois : « tiens, votre visage me dit quelqu’un ». Et nous utilisons des petits émoticônes, comme , pour mieux dire à l’aide d’un visage, donc en peu de mots, ce que nous souhaiterions exprimer à l’aide de plusieurs phrases. Un visage excite la mémoire et le souvenir, pour preuve, ne dit-on pas parfois : « votre visage me rappelle quelqu’un ». Et comme toute mémoire, le visage stocke de l’information le long des âges : que sont les rides autour des yeux ou le long des joues, sinon, des poches d’événements, heureux ou accidentels, stockés et prêts à être découverts. Mieux, le visage nous invite à admirer et à contempler des rides comme des sillons creusés par le temps, ou comme des reliefs sculptés par la vie. Mieux encore, ces rides rappellent des lignes sur une page ou sur une face. Mieux enfin, les rides sont prêtes à être déployées et dépliées comme les feuilles d’un livre (bouquin ou book), où sont imprimées, pour ceux qui savent les lire, les différentes expressions faciales, qui, selon les jours et les circonstances, exposent toute la gamme des sentiments : de la joie jusqu’à la colère…
Les visages sont tellement importants que, nous avons pris l’habitude d’en garder un souvenir, lors de toutes les manifestations, familiales ou professionnelles, privées ou publiques. D’ailleurs, nos débuts d’années scolaires ont toujours été marqués, et continuent à l’être encore, par une photo de groupe, ou comme on dit une photo de classe. Or cette photo de classe, en anglais, se dit « Facebook » ! Comme vous le savez, la troisième entreprise mondiale est née d’une idée géniale et toute simple : Zuckerberg, son fondateur, avait juste l’intention de partager la photo de classe avec ses camarades de promotion. Sauf que, ce qui était destiné, à l’origine en 2004, à rester entre les murs de la prestigieuse Harvard-université, s’est transformé en marque commerciale mondialement connue et visitée par plus de 2.7 milliards de personnes actives par mois : un véritable visage du monde ou une véritable face du monde. Sommes-nous déjà passés du Village-Planétaire, né dans les années 60, à la Classe-Planétaire ou au Visage-Planétaire?
Certainement, car nous apprenons partout que ce visage mondial intéresse de plus en plus les yeux des états : police, justice, sécurité sociale, administrations fiscales… ou employeurs. Sans citer toutes les affaires dont le dénouement a été permis grâce aux réseaux sociaux, rappelons juste une seule affaire. Une affaire très intéressante par sa tournure et qui mérite d’être partagée, pour son évolution, même si certains d’entre vous l’ont certainement déjà suivie. C’est l’histoire d’un jeune homme marié, vivant paisiblement dans son petit village, d’apparence banale et, à priori, sans histoire aucune, où il est justement reconnaissable de près à sa barbe. Bien reconnaissable, il l’était également de loin, sur Facebook et autres réseaux sociaux. Après avoir préparé méticuleusement son voyage, il s’est installé confortablement dans l’avion à destination d’Atlanta, aux Etats Unis. Sauf que, ce qui allait être une partie de plaisir et de passion, s’est transformé à l’aéroport, une fois descendu de l’avion, en privation de liberté. Rappelons que ce jeune homme tenait énormément à sa barbe et qu’il y tenait tellement que c’est elle qu’il le faisait voyager à travers le monde, et c’est elle, toujours, qui l’a fait venir ce jour-là à Atlanta. Pour cause : il participe à différents concours, nationaux et internationaux, organisés juste pour elle, et il a déjà gagné et obtenu des médailles de la plus belle barbe, à différents championnats à travers l’Europe. Bref, organisé et méticuleux, il avait tout préparé et par conséquent tout anticipé et tout prévu. Ou presque… Car, et c’était juste un détail, il s’est fait trahir par son profil « Facebook », entre autre. A l’arrivé, le rêve se brise. Arrêté par le FBI car accusé de vente illégale de produits dangereux et interdits, sur un drôle d’internet, il est jugé et condamné lourdement par la justice en octobre 2018.
Sans savoir comment il s’est fait arrêter, car le FBI ne donnera pas pour l’instant de recette, les journalistes avancent qu’il a été trahi par sa manière d’écrire et de réagir sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook. Des comparatifs de sa syntaxe sur divers réseaux ont permis de l’identifier et de le confondre avec le porteur de la belle barbe. J’ai omis de préciser qu’il marchandait sur le Darknet ou Darkweb. Une sorte d’internet où les personnes tentées et peu scrupuleuses opèrent dans l’obscurité et dans la nuit, comme le faisaient et le font les voleurs.
Cette histoire très récente, d’apparence nouvelle et sans précédent, n’est pas aussi actuelle qu’on le pense. Tenez, en 1888 déjà, Tolstoï dans son conte célèbre « comment un voleur se trahit », écrivait qu’ « un certain voleur entra la nuit dans le grenier d’un marchand de tissu; il ramassa toute la toile c’est-à-dire tous les tissus…et juste au moment de fuir avec son butin, sentit quelque chose lui chatouiller le nez … éternua…et se fit attraper ». La nuit et son obscurité traduisent le « dark » du Darknet, la toile c’est-à-dire le tissu qui est un réseau de fils, se dit web et le nez comme la barbe renvoient au visage ! Autrement dit, on dirait la même scène de 1888 qui se joue devant nous en 2018, changent juste le décor et la technologie : il s’agit de hauteur dans les deux cas, et le grenier de Tolstoï est remplacé par l’avion à Atlanta; la toile est déjà synonyme de réseaux et d’internet; et le détail où adore se loger le diable : le nez d’hier s’est transformé en barbe d’aujourd’hui. Plus précisément et curieusement encore : le voleur de Tolstoï s’est fait prendre à cause d’un détail tout à fait naturel et matériel: le nez. Par contre, le voyageur du Darknet s’est fait trahir par une subtilité culturelle qui peut être rasée et disparaître et devenir invisible : la barbe. Tout se passe comme si le nez-matériel d’hier a été remplacé par la barbe-virtuelle d’aujourd’hui. Sans oublier que dans le mot Darkweb, « web », rappelons-le, signifie, en anglais, la toile d’araignée dont la mission est de piéger ses visiteurs et les transformer en proie. La nature avait-elle prédit et anticipé qu’internet en général et Facebook en particulier seraient des pièges pour les prédateurs ? La nature, toute seule, serait-elle plus éthique que l’humain et sa culture ?
Bref, quand nous exposons, par exemple, nos divers signes extérieurs et disproportionnés de richesse sur les réseaux sociaux, quand nous visitons (visiter, encore un verbe qui vient du verbe voir !) les réseaux classés « Darks » ou non, nous invitons, par exemple, les services du fisc ou les autorités policières, indirectement, à nous interpeller ou à perquisitionner chez nous, pour vérifier ce que nous possédons et surtout ce que nous aurions omis de déclarer disons … involontairement ! Ce contrôle nous incitera à réfléchir deux fois à la manière dont nous gagnons notre vie, car, nos visages sont vus et reconnus de loin, dans un monde aussi plein qu’un stade ou une ville… Cela s’appelle la reconnaissance faciale qui joue le rôle du gendarme virtuel. Car reconnus de loin, par les algorithmes mathématiques, nous sommes identifiables et risquons d’être arrêtés même dans un lieu bondé de monde, bien évidemment, si nous manquions à nos devoirs! Cette reconnaissance qui se généralise de plus en plus, nous incite à réfléchir deux fois avant d’agir. Entre, d’abord, le traçage de nos déplacements aidés par tous les moyens de communications : smartphones, GPS, cartes de paiement… ensuite, les différents réseaux sociaux que nous alimentons volontairement… et enfin, les repérages de nos visages sur les lieux publics captés par la reconnaissance faciale : tout cela préparerait-il un monde de demain plus vertueux et chargé d’éthique ? Espérons-le ! Pour le dire autrement : les télécoms, sans discours moralisateur, participent à rendre nos sociétés plus éthiques, plus sûres, plus équitables, plus justes…ce qui est déjà le début de la société idéale dont rêvaient tous les sages de tous les temps ! Les télécoms seraient même en train de remplacer le Dieu Virtuel, puisqu’il est Invisible, et Vertueux, parce qu’il est Juste, par des yeux virtuels, car toujours invisibles, mais cette fois-ci logiciels et algorithmiques. Grâce aux télécoms, nous serions, du coup, en train d’imiter le Dieu Créateur, même s’Il est décrié partout, en créant, à force d’entraînements algorithmiques, des « fake faces » : des visages, générés par l’intelligence artificielle, qui n’ont jamais existé mais qui ressemblent cruellement à de véritables existences humaines.
Pour finir : deux petites remarques. D’abord, le visage pourrait remplacer le fameux code PIN (Personnal Identification Number). Ce qui est bien nommé ici, car, justement « personnel » vient du mot « personne » désignant, à l’origine, le masque que les acteurs, lors des représentations théâtrales, mettaient sur leur visage. Encore lui ! Et pour avoir un code PIN il faut bien une pièce d’identité avec une photo de visage et de face bien dégagée. C’est comme cela que nous allons être démasqués si jamais… Enfin, on pourrait trouver comme une injustice linguistique que le mot « visage » découle du verbe voir, c’est-à-dire, exclusivement des yeux, alors qu’il contient tous les autres sens : la peau et sa chirurgie esthétique, la langue et sa faculté gustative, le nez et son pouvoir olfactif et les oreilles et leurs perceptions auditives… Injustice que nous payons cher : est-ce pour cette raison que le visage nous trahit et nous joue de sacrés tours ? A nos visages !
Par ata-ilah khaouja