samedi , 27 juillet 2024
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Interview avec M. Nasser Kettani

Interview avec M. Nasser Kettani

On remercie beaucoup M. Nasser Kettani, Cofondateur de «Hidden Clouders », Ex Directeur Régional de Microsoft Afrique du Nord, d’avoir bien accepté de consacrer le présent entretien à Lte magazine (*) en dépit de son agenda très chargé.

  • Quelle est la situation du cloud au Maroc ? A part les principaux fournisseurs du cloud connus mondialement, est ce qu’il existe des entreprises marocaines qui fournissent des vraies applications cloud au Maroc à part les solutions d’hébergement, de stockage et de backup ?

La taille du marché mondial du Cloud Computing était évaluée en 2022 à $569,31 milliards et devrait passer de $677,95 milliards en 2023 pour atteindre $2.432 milliards d’ici 2030 (https://www.fortunebusinessinsights.com/cloud-computing-market-102697), une croissance de 20% annuel ou encore 2% du PIB mondial. A titre de comparaison, l’industrie automobile pèse $2.738 milliards avec une croissance annuelle de 3% et l’industrie pharmaceutique $1.4800 milliards avec une croissance annuelle de 5%.

Alors que nous avons une fausse tendance de parler de Cloud comme « 1 », la réalité est plus complexe. Entre le SaaS, le PaaS et l’IaaS les acteurs différents et les solutions sont très diverses. Et encore, même cette définition, il faudra la revoir.

Il faudra une fois pour toute admettre que la quasi-totalité des technologies/solutions (HR, ERP, Sécurité, CRM, Collaboration, Gouvernance, Innovation, Gestion, …), que nous achetons aujourd’hui sont déjà en mode Cloud (souvent SaaS), qui représente plus de 50% du marché global du Cloud, et ce phénomène va s’accélérer pour devenir le seul mode de livraison de solutions dans les 5-10 prochaines années. Point.

De plus, la majorité des solutions que nous allons développer vont faire appel au Cloud en mode PaaS. Accéder à de l’IA, des solutions sophistiquées de Data, blockchain, gestion d’identité, …

Pour revenir à la question de la situation au Maroc, nous n’avons pas de « vraies solutions Cloud ». Nous avons quelques Data Center, mais nous n’avons pas les services qui vont avec. Même le « Stockage et l’Hébergement » ne sont pas livrés en « mode Cloud » comme on pourrait l’acheter chez Amazon ou Microsoft, en self-service, on-demand, scalable…

Parler de Datacenter comme du Cloud, c’est dire qu’un immeuble d’habitation normal est un hôtel 5*. C’est dévaloriser la nature des services et réduire le Cloud à un bâtiment avec de l’électricité, du réseau et des serveurs !

Nous avons accusé un très grand retard qui pèse lourd sur la capacité de nos entreprises et de notre administration à innover et être agiles … Le Cloud est le moteur de la transformation digitale.

  • On parle beaucoup du cloud souverain. C’est-à-dire un cloud développé au Maroc dans nos data centres. Est-ce possible d’assurer son développement étant donné d’une part des difficultés liées à l’absence de l’économie d’échelle que possède les géants du net et d’autres part étant donné le cout d’une cyber sécurité robuste ?

La question de la Souveraineté digitale est une question primordiale et nous devons l’aborder avec beaucoup de sérieux. Ce serait une très grave erreur de la limiter au Cloud d’ailleurs. Les applications, les technologies de sécurité, les IoT, … sont autant de technologies sur lesquelles il faudra une réelle démarche de souveraineté. L’IA, est maintenant un enjeu de souveraineté !

De même réduire la question du Cloud Souverain à une simple question de « localisation des données » alors que le Hardware, les OS, les centaines ou milliers de technologies de networking, de sécurité, de BD, d’IA, de data, … qui font tourner le Cloud ne sont pas « souveraines » serait une autre grave erreur.

On doit aborder ces questions avec beaucoup de sérénité et d’urgence. Il y a des sujets technologiques, des sujets d’investissement (y compris étrangers mais pas que), des sujets de diplomatie digitale, des sujets de politiques publiques à mettre en place pour traiter de cette souveraineté.

Il ne faut pas se leurrer, le Cloud est budgétivore et sa rentabilité économique passe nécessairement par un effet d’échelle de la commande.

Il faudra envisager le Cloud à l’échelle régionale et non Marocaine et créer les conditions économiques et réglementaires (données, télécom, fiscalité …), pour que des acteurs marocains et non marocains investissent dans le Cloud au Maroc en toute sérénité. Cela passe, par exemple, par la mise en place d’une réglementation d’accès aux données qui soient favorable à ce que les autres pays hébergent leurs données chez nous en toute sérénité. Il faudra pour cela inverser notre paradigme de pensée de la souveraineté en permettant aux autres pays d’être « souverains » dans nos datacenters ! C’est une réelle opportunité économique pour notre pays.

Enfin, dire que nous devons avoir un seul Cloud souverain au Maroc est une double aberration de marché et de sécurité : on ne met ses œufs dans le même panier, ni ses bijoux de famille dans le même coffre en offrant une cible unique à ses ennemis.

  • Est-ce que le cloudpermet aux entreprises marocaines de renforcer la confiance face aux diverses cyberattaques ? Par exemple en ce qui concerne mon magazine on l’héberge au Maroc et aux USA. Mon site du Maroc est attaqué en moyenne une fois par mois alors que celui hébergé aux USA il n’a jamais été attaqué.

Les opérateurs mondiaux du Cloud (les hyperscalers américains et chinois) ont mis la sécurité au cœur de leur survie ! Ils investissent des milliards de $$$ dans la cybersécurité et la cyberdéfense : Technologies, R&D, compétences humaines, gouvernance … Tout y passe. C’est normal que ton site soit « plus en sécurité » que s’il est hébergé ailleurs.

Le fondement de la confiance du Cloud public est la sécurité. Cependant, il y a d’autres risques auxquelles les entreprises peuvent être exposées par l’adoption du Cloud public offshore, qu’il faudra prendre en compte très sérieusement pour ne pas tomber dans d’autres pièges.

Maintenant, quand on regarde la puissance des services Cloud qu’ils offrent, l’expérience utilisateur, développeur et administrateur, le niveau de sécurité qu’ils offrent, … et les prix qu’ils pratiquent (du fait de l’effet d’échelle), on est bien obligés des fois de ne pas y réfléchir à 2 fois !

  • On parle beaucoup ces derniers temps du cloud native.   Quelles sont les caractéristiques de ce type de cloud ? Est-ce que on a commencé à le déployer au Maroc ?

La première vague d’adoption de Cloud que nous avons vécue dans le monde, a souvent consisté à prendre les applications dont on dispose et de les bouger dans le Cloud : « Lift and Shift » sans réelle refonte ni modernisation à part des fois quelques adaptations d’architectures.

La vraie puissance du Cloud consiste à concevoir des applications « nativement » pour le Cloud. Dans ce cas, les développeurs vont utiliser des architectures techniques et des services de Cloud modernes telles que les Micro services, les conteneurs, les API, les services managés, les fonctions, … Ces applications vont tirer avantage de la puissance du Cloud pour offrir des services très innovants, un scale exceptionnelle, une très grande agilité de développement et de déploiement, …

Les Start-Ups utilisent souvent des applications Cloud Native car elles partent de « feuille blanche » et ne sont pas contraintes avec des legacy…

La majorité des entreprises plus établies au Maroc n’ont pas définie une réelle « stratégie Cloud » avec toutes ses composantes : technologiques, architecturales, gouvernance, légales, humaines, économique … avec une réelle feuille de route.

  • Sur le plan des garanties juridiques notamment en ce qui concerne la qualité de service et la protection des données, est ce que les grandes entreprises marocaines doivent prévoir des contrats spécifiques bien négociées pour certaines applications cloud, ou se contenter de signer des contrats proposés en ligne ?

Je pense qu’il est extrêmement difficile sinon impossible pour une société de négocier des contrats spécifiques avec les hyperscalers. C’est comme négocier des contrats spécifiques avec Apple pour l’iPhone 😊 Ce que les entreprises marocaines doivent faire c’est d’abord lire les contrats des hyperscalers avant de les signer aveuglément, mais les lire avec un œil « Cloud ». Par ailleurs, elles doivent exiger des contrats commerciaux de droit Marocain. Ensuite, je pense qu’il y une opportunité pour l’Etat, avec certains régulateurs comme la CNDP, la DGSSI, Bank Al Maghrib, par exemple, de négocier avec les hyperscalers à l’échelle du pays. Là, l’écoute sera différente et plus attentionnée.

Mais n’oublions pas, qu’il faudra faire la même chose avec les opérateurs de Cloud locaux qui doivent aussi offrir des contrats qui s’inspirent de ce que font les hyperscalers pour donner plus de confiance à leurs clients marocains.

Pour finir, je pense qu’il est urgent pour chaque entreprise de déclarer une politique « Cloud 1st ». Une politique qui impose que le Cloud est la plateforme par défaut de tout nouveau projet sauf s’il y a des raisons explicites, étudiées et documentées pour ne pas le faire. Cette politique incite non seulement à inverser le paradigme de pensée mais à définir une réelle stratégie dans toutes ses dimensions et une feuille de route claire.

Cela ne veut pas dire nécessairement, on va tout mettre chez Amazon ou Microsoft ou autre. Cela signifie en réalité, faire un inventaire de son patrimoine IT et data, avoir un framework d’analyse et de décision pour décider ce qui va dans le Cloud, lequel et comment, ce qui doit être abandonné et remplacé par des solutions Cloud prêtes, ce qui doit être modernisé, ce qui doit rester on-premise, ce qui doit aller en Cloud offshore et ce qui doit aller dans un Cloud local, …

Il est temps pour notre pays et nos entreprises d’entrer pleinement dans cette économie et d’utiliser les moyens technologiques du jour. Sinon, on prendra davantage de retards sur notre entrée dans l’ère digitale dans laquelle les autres pays vont à grands pas !

(*) Entretien réalisé avec M. Nasser Kettani

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