mercredi , 16 octobre 2024
Par Marie-Anne Frison-Roche

Article synthèse du livre « INTERNET, ESPACE D’INTERRÉGULATION » par Marie-Anne Frison-Roche (*).

Par Marie-Anne Frison-Roche

Internet a été construit sur un réseau technique : le web. Il a engendré un espace : le numérique. Sur ce nouvel espace, des entreprises ont développé des services, des prestations et des biens, tandis que les personnes y ont trouvé des moyens d’expression nouveaux et profitent de richesses nouvelles. Cela a engendré une économie que certains appelle « nouvelle économie », tandis que d’autres allant plus loin y voient une « ère ». Dans cette ère du numérique, les règles font sans doute défaut. Mais le vide et la liberté font bon ménage, l’espace et l’innovation s’accordent et le numérique paraît déjà lors rétif à la Régulation, si l’on conçoit celle-ci comme un appareillage Ex Ante, que l’on associe le Droit de la Régulation à l’image du « carcan ». L’on peut aussi observer qu’un tel espace permet des accroissements de puissances et des déploiements au détriment d’autrui de telle sorte que des équilibres doivent être non seulement restaurés en Ex Post par le mécanisme de responsabilité mais encore établis et gardés en Ex Ante : les Régulateurs des libertés publiques auraient donc bonne place dans le nouveau monde du numérique qui ne tiendrait à long terme qu’équilibré par la force du Droit de la Régulation. L’enjeu du livre «internet, espace d’inter-régulation» est de mesurer tout d’abord si les secteurs régulés de l’économie – que l’on dit « réelle » en ce qu’elle est traditionnelle et qui a des prolongements dans l’espace numérique – engendrent des « besoins », non seulement de régulations spécifiques lorsqu’ils sont ainsi prolongés ou transposés dans le numérique, mais encore des besoins «d’inter-régulations». En effet, les secteurs régulés s’entrecroisent grâce au numérique et dans le numérique. Maryvonne de Saint-Pulgent démontre que la régulation sectorielle interfère avec celle d’autres secteurs et que cela est particulièrement vrai du secteur financier, mais qu’on en trouvera également la marque en matière de grande distribution ou d’énergie. Lorsqu’il s’agit de s’y retrouver dans un accroissement de complexité que produit cette interférence, à laquelle devrait répondre l’inter-régulation, encore faut-il avoir une idée de ce qu’est la richesse première de ce nouvel espace : la « donnée ». Marie-Anne Frison-Roche constate qu’il s’agit d’une notion très incertaine, que le droit classique n’arrive pas à en rendre compte, sans doute parce qu’il s’agit dans une société de l’économie de l’information d’une « valeur pure » qui s’est détachée de son objet. Elle ressemble en cela aux produits financiers. L’espace financier et l’espace numérique sont les deux virtualités analogues et alliés qui se sont saisis du monde. Les données en sont le pavé. Dans cette même perspective générale, Laurent Benzoni reprend l’évolution historique, notamment aux États-Unis, où la question s’est posée de savoir si le numérique devait être régulé par et comme le sont les télécommunications. Laurent Benzoni se pose notamment la question de savoir si l’internaute doit être appréhendé comme un « acteur social » dans ce nouvel espace, qualification ayant un impact sur la façon dont les règles sont fixées, notamment au regard de la production des contenus et de la puissance des entreprises. Un nouvel enjeu apparait : l’accès aux médias numériques. Il convient de penser une méthodologie plus adéquate pour garantir un Internet ouvert sur le long terme. La diversité des secteurs dans le numérique apparaît nettement dans l’analyse opérée par Frédérick Lacroix des plateformes de crowdfunding et d’échange de bitcoins. En effet, ces plateformes se sont développées dans le vide paradoxal engendré par le cumul de plusieurs régulations et la nécessité corrélative qui est apparue de construire une régulation ad hoc pour que les régulations antérieures n’entravent pas les innovations de financement participatif. Mais l’innovation emporte avec elle autant d’espoirs que d’incertitudes, Frédérick Lacroix se demandant, les bitcoins ne correspondant pas aux catégories juridiques disponibles, comment les Régulateurs pourraient les réguler si on voulait en limiter les risques. C’est sans doute en acceptant les risques que l’on peut trouver les bénéfices économiques et sociaux de la liberté, retrouvant ainsi les origines du numérique : le goût de la liberté. Ainsi, Soumia Malinbaum montre que l’ubérisation que permet Internet peut produire sur les secteurs régulés des effets heureux, et cela même sur les secteurs les plus réglementés,

comme le secteur énergétique. Ainsi par l’usage du big data, de nouveaux modèles sont proposés à de nouveaux consommateurs qui adoptent de nouveaux usages. La même perspective d’innovation, au sein même d’un autre secteur tout aussi réglementé, celui de la santé, a trouvé un nom : l’e-santé. Elle y voit l’illustration parfaite d’un espace d’inter-régulation puisque la loi encadre la façon dont les opérateurs de télécommunication proposent des prestations de santé accessibles aux clients par le téléphone portable. Des normes vont à la fois les contraindre et les guider pour que les données de santé à caractère personnel soient exploitées au bénéfice du patient sans se retourner contre celui-ci, dans une convergence des réglementations, celles des dispositifs des télécommunications et celles des dispositifs médicaux. L’Europe est en voie d’harmoniser cette interrégulation, d’une façon différente de la façon dont y ont procédé les États-Unis. Mais peut-être ne faut-il pas tant de dispositifs complexes et spécifiques … Ainsi, en matière de jeux, l’on s’est efforcé de constituer des régulations propres aux jeux en lignes, textes et régulateurs ad hoc. Mais Jean-François Vilotte soutient que la régulation des jeux en ligne a été un moyen de rétablir le respect de l’ordre public face à une concurrence non-maîtrisée telle que le numérique en avait permis le développement non-contrôlé. C’est pourquoi l’ouverture à la concurrence licite par le Droit s’est accompagnée de moyens si spécifiques. Maintenant que l’équilibre s’est fait entre la concurrence et le respect de l’ordre public, il serait temps de revenir à une unicité de la régulation, appréhendant les jeux dans une conception globale, qu’ils soient en ligne ou non. En effet, même dans le monde numérique, l’État est là et doit toujours être là. Régis Bismuth souligne que l’Etat peut intervenir y compris sur les flux numériques transfrontaliers par application du Droit international public, aussi bien dans l’exercice de sa compétence « exécutive » que dans celle de sa compétence « juridictionnelle ». Mais Régis Bismuth reconnait que l’espace numérique, notamment en matière monétaire et financière en ce qu’il s’affranchit des frontières, justifierait une adaptation dans l’esprit moins traditionnel qu’a adopté le Droit de la Régulation, l’Etat demeurant déterminant dans l’organisation mondiale qui ne se construit que par les organisations publiques que sont notamment l’OMC ou l’Union européenne. Ce lien entre classicisme et innovation est repris par Nicolas Curien, qui s’appuie le fait de la « transition numérique » où convergent les secteurs traditionnels, pour aller vers la notion de « régulation réflexive ». Nicolas Curien constate que le numérique oblige à penser la complexité et l’incertitude, situation dans laquelle les opérateurs accroissent leur puissance. Nicolas Curien propose donc de mettre en place des réseaux stratégiques dans lesquels le Régulateur n’exclut plus les opérateurs, la relation hiérarchique propre à l’État traditionnel étant abandonnée. L’encadrement doit alors se faire par « réflexivité », le secteur trouvant dans le Régulateur son propre reflet, ce qui conduit à aller de l’avant par interaction permanente, pour qu’innovation, précaution et régulation ne s’étouffent pas les unes les autres. La question de la neutralité du net doit être abordée de cette façon-là. Dans cette même perspective de proposition, Sylvain Chatry avance la notion de « régulation participative » pour que puisse fonctionner l’inter-régulation dans le numérique. Pour Sylvain Chatry, afin de produire des normes adéquates il faut mettre en place un système participatif dans lequel les « internautes-citoyens » font entendre leur voix. Ils peuvent le faire d’une façon indirecte, étant les nouvelles sentinelles, par exemple auprès de la CNIL ou d’une façon plus directe devant un juge. La régulation devient ainsi inter-régulée, plus globale et plus politique. Ce juge est plus précisément évoqué par Myriam Quéméner qui montre l’omniprésence de celui-ci lorsqu’il est question de cybercriminalité. Il devient alors tout puissant. Mais cela n’est que «ponctuel ». Myriam Quéméner souligne effet que le juge peut être moins directement concerné mais plus efficace lorsqu’il intervient d’une façon plus général. Ainsi le juge constitutionnel, est un inter-régulateur parce qu’au faîte de la hiérarchie des normes il diffuse une culture commune à tous les secteurs. De la même façon, la Cour de Justice de l’Union Européenne a le dernier mot en matière de données personnelles. Marie-Anne Frison-Roche affirme en montrant que si le monde est bouleversé par le numérique et si le numérique repose sur le phénomène nouveau qu’est la « donnée », alors il faut en tirer toutes les « conséquences de la régulation». Il faut prendre acte que ces données deviennent techniquement autonomes de l’objet sur lequel elles portent et sont toujours accessibles à celui qui les consomment. En cela, elles échappent à la notion de secteur, qui n’était pertinent qu’au regard du « sous-jacent». La Régulation pensée au regard du secteur doit donc être repensée. Mais elles peuvent être dangereuses. C’est pourquoi le Droit est en train d’organiser une Régulation de précaution et de « revanche du sous-jacent », notamment lorsque ce d’où a été extraite la donnée, son « sous-jacent» est une personne. Le choc du cas Safe Harbor le montre. L’avenir va montrer si l’Économie va arriver sans partage à développer ce qui fait la force de la donnée, à savoir son autonomie par rapport à son objet, sa «neutralité » par rapport à celui-ci. Ou si le Droit va arriver à lutter contre cette neutralisation en imposant pour toutes les données «sensibles», personnelles, financières, systémiques, de sécurité, etc., une considération non économique : la vie privée, la sécurité nationale, la sécurité énergétique, le souci politique du lien social, etc. L’on retrouve ici l’opposition entre le Droit de la concurrence, qui a pour base la neutralisation des objets d’échange, et le Droit de la régulation, qui a pour base la considération directe de la teneur technique et politique des prestations économiques. Nous verrons si le Droit arrive par la Régulation à «ré-concrétiser » le monde, … même le monde virtuel.

 (*) Cet article INTERNET, ESPACE D’INTERRÉGULATION est le résumé du livre avec le même titre réalisé par plusieurs auteurs sous la direction de Marie-Anne Frison-Roche chez l’éditeur Dalloz.  Notons que Marie-Anne Frison-Roche, est professeur de droit économique à l’Institut d’études politiques de Paris et elle spécialiste du droit de la régulation dont elle a contribué à fonder la doctrine en France.

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