Sommeil minéral et silence logiciel
avril 30, 2021
tribune libre
Un précédent historique.
A l’image du prophète Noé, sur son radeau en perdition, accompagné des rares spécimens terrestres triés parmi familles, amis, animaux et plantes, luttant contre des eaux déferlantes et scrutant une quelconque rive sûre où se poser, notre actuelle humanité, sans exagération aucune, ressemble comme deux gouttes d’eau à cette dérive. A l’image de ce prophète encore, coincé entre quatre planches de bois, tentant de réussir le premier confinement mouvant de l’humanité, nous essayons, à notre tour, de percer sur un globe mobile, le pesant isolement où nous condamnent quatre murs. A l’image de ce prophète, enfin, à court de carte de navigation et privé de toute visibilité, nous manœuvrons à vue et multiplions les hésitations sans savoir toujours où nous allons, malgré nos GPS humains mondiaux : experts de l’OMS, et nos RADARS nationaux : comités scientifiques de tous bords.
Et alors que nous entamons une négociation avec une troisième vague, annoncée beaucoup plus meurtrière, nous découvrons un autre visage à ce virus déjà très intelligent, puisqu’il est, en prime, excessivement agaçant par ses provocations. Nous nous retrouvons à perdre patience devant ses provocations à répétition, puisqu’un jour il se montre sous apparence britannique, une semaine plus tard en variant sud-africain, aujourd’hui masqué en brésilien et en indien. En attendant son prochain camouflage, et devant ce carnaval des mutations, nous continuons à compter et à enterrer nos morts.
Mort, une réalité réhabilitée.
Or la première caractéristique de cette covid, c’est qu’elle a rendu cette épreuve beaucoup plus familière et très présente : depuis des mois maintenant, que nous soyons entre amis ou en famille, parler de la mort ne plombe plus les ambiances.
Et pour cause, difficile de lui échapper puisqu’elle est le sujet qui prévaut sur les autres. Il est difficile de l’éviter alors qu’elle est la personnalité présente sur tous les plateaux et partagée sur tous les réseaux sociaux.
Or encore, depuis bientôt un an, il n’y a pas un seul jour qui passe sans que les compteurs mortifères dans tous les dialectes ne la mettent sur toutes les langues et ne l’exhibent sans retenue ni pudeur. A force d’être rabâchée par tous les médias, la voilà, donc, parmi nous bien familière, mais de manière curieusement « hospitalière ». C’est-à-dire, et c’est la deuxième particularité de cette crise sanitaire, que cette mort apparaît systématiquement associée à l’hôpital.
Hospitalité et hostilité de l’hôpital.
En effet, quand l’information affiche des hôpitaux dépassés par les arrivées urgentes, des services de réanimation à la limite de l’exercice de la médecine, des couloirs parsemés de corps sans vie… on serait tenté de croire que ce n’est qu’aujourd’hui qu’on meure à l’hôpital.
Pas du tout, puisque des statistiques sérieuses, facilement googlisables, révèlent que cette mort, qui, en ce moment est associée à l’hôpital, ne date pas de ce matin puisqu’elle a toujours fréquenté ses chambres. Et quand elle en sort, de temps en temps pour prendre l’air, c’est là seulement qu’elle fait quelques visites à domicile pour cueillir, sans prévenir, les favoris, et se dit alors mort naturelle. Sinon, quand elle fait, accidentellement! quelques tours dehors, elle surprend alors les vies sur les voies publiques, terrestres ou aériennes, où elle se manifeste, brutalement, dans les carcasses des accidents…
Or, même si nous l’oublions souvent, l’hôpital n’est pas uniquement ce lieu macabre où l’on finit sa vie, il est surtout l’établissement des rétablissements, celui des soins et des guérisons. Et au-dessus de tout, par sa maternité, il est le berceau par excellence qui accueille les premiers cris de la vie. Mais, à cause du contexte viral particulier du jour, nous passons sous silence tous ses services vitaux et nous ne le voyons que telle une adresse mortuaire. Alors, d’où vient-il que l’hôpital soit toujours associé et simultanément à la vie et à la mort?
La clé de l’énigme est peut-être dans le mot lui-même, puisqu’on ne connait d’autre origine au mot hôpital que le mot hôte, signifiant celui qui est reçu et, paradoxalement, celui qui reçoit, et hôte a donné hospitalité soit accueil et, son opposé, hostilité donc répugnance. Ce qui résume exactement notre vie: ce bref instant que nous coulons, entre l’hospitalité de la maternité et l’hostilité de la morgue, juste après le service de réanimation dans les couloirs du centre hospitalier qu’est la Terre, celle qui nous constitue et qui nous compose.
Sieste minérale.
N’est-il pas vrai que, corporellement, nous sommes faits d’une poignée de terre,
c’est-à-dire, d’un sac de minéraux identiques et indifférenciables : oxygène, hydrogène, carbone, soufre, azote, calcium, phosphore, potassium… atomes que nous empruntons à la mère Terre le temps d’une vie avant de les lui restituer? Amas minéral que nous restituons individuellement comme nous l’avons retiré personnellement.
Toutefois, il arrive que ce matériel s’épuise avant même la fin de la promenade, par exemple, lors de l’attaque d’un virus naturel. Mais cela arrive également que nos usages, c’est-à-dire, que nos activités professionnelles, nos agitations technologiques… précipitent la fin de l’excursion, en rendant défectueux le matériel.
Bref, il se peut que la mort soit causée par notre raison même : raison, c’est-à-dire logos soit logiciel. Il se peut donc qu’elle soit due à une mauvaise installation logicielle sur l’amas minéral.
Sommeil logiciel.
A l’image de ces affinités et de ces valences qui se tissent dans le creux des atomes minéraux pour donner corps à nos squelettes, nous combinons des réseaux de relations. Nous nouons des liens par nos connaissances et par nos traditions ; par ce que nous réalisons, bâtissons et démolissons ; par ce que nous tuons et saccageons ; par ce que nous représentons, célébrons ou organisons ; par ce que nous chantons, louons ou prions…
Au-delà de ce hardware minéral identique et indifférenciable, nous sommes ce que le software individualise et différencie. Nous sommes toutes ces joyeuses circonstances que nous créons pour promener nos regards, justement, loin de la mort, avant d’être attirés par d’autres occurrences douloureuses qui réveillent la fatalité. Entre cet instant initial, d’extrême joie, et cet autre terminal, d’une tristesse fatale, nous frôlons la mort, involontairement et instantanément, et nous la longeons, volontairement, tous les soirs lors de nos profonds sommeils : exercices d’entraînement!
Pour finir
Toutes ces mesures restrictives qui nous contraignent à camper et à tenir sur place, ne seraient-elles pas des entraînements à l’inévitable sommeil minéral? Toutes ces règles qui nous bâillonnent et qui nous privent d’exercer nos langues avec les voisins, dans les théâtres et dans les salles de spectacles, ne seraient-elles pas des préparations au véritable silence logiciel?
Enfin, ne devrions-nous pas lire dans l’arche de Noé l’autre type de confinement que toutes les cultures imitent, et qui condamne chacun de nous, soit en chair et en os ou bien en cendres, à partir en croisière aux entrailles de la mère Terre à bord de quatre planches : c’est dans un cercueil en bois que nous attendrons le dur surgissement minéral et le doux réveil logiciel?
Par Ata-Ilah Khaouja