mercredi , 11 décembre 2024

Réponses du Prof. Ahmed Azirar (*) , directeur de recherche de l’IMIS, au questionnaire LTE

  • Par : Arizal Ahmed

    1-Il existe plusieurs approches concernant la définition de la souveraineté numérique. Quelle définition vous semble plus pertinente qui se trouve à l’intersection de plusieurs domaines aussi vastes et complexes que la souveraineté des États, l’informatique, le digital, la cybersécurité, la géopolitique, la géostratégie, l’intelligence économique, la planification et le développement économique.

Peu importe les approches, l’essentiel est que la réflexion sur la souveraineté numérique naît d’une préoccupation majeure, le refus de voir un peuple, des communautés d’utilisateurs, un État, des individus, perdre le contrôle de leur destin, leur identité, leurs données, au profit d’entités qu’elles soient bien ou mal identifiées, non légitimes, et dont l’objectif n’est pas la promotion de l’intérêt général, dixit Pauline TURK.

En plus clair, dans notre policy paper IMIS, co-rédigé par une pléiade d’experts locaux et MRE[1], dans le concept de souveraineté numérique, il y a deux mots.  La souveraineté d’abord, qui est un concept juridique ancien, plus large qu’indépendance ou autonomie, souvent utilisés dans le même sens. Il désigne l’autorité suprême ayant la capacité de prendre la décision ultime ou le caractère d’un État qui n’est pas soumis à un autre État. La souveraineté est donc un domaine exclusif des États, relevant d’une attribution régalienne de sécurité nationale.

Le numérique ensuite, qui désigne littéralement l’information codée sous forme binaire, qui est en cours de connaitre une révolution quantique. On dira qu’il s’agit du regroupement de l’ensemble des activités scientifiques, techniques et industrielles relevant du traitement automatique de l’information numérique : l’informatique. Plus généralement on parle d’actifs numériques, et pour les plus critiques d’entre eux, d’actifs numériques d’importance vitale (ANIV).

En somme, la souveraineté numérique (SN) désigne la capacité qu’un État se donne à lui-même, à son tissu économique et à son monde académique, de maîtriser – à toutes les étapes de la chaîne de valeur numérique – les dépendances envers les fournisseurs étrangers ou internes non fiables, parfois invasifs. Cela couvre un champ très large, allant de l’extraction des terres rares nécessaires à la production des microprocesseurs et des composants, en passant par la production des terminaux et des logiciels, à l’exploitation des infrastructures réseau, des données et des datacenters, jusqu’à la recherche fondamentale et l’acquisition de compétences utiles à la filière numérique. Il s’agit d’une longue chaine de valeurs d’une importance cruciale.

2-Cette souveraineté est-elle perçue de la même manière dans un pays développé industrialisé et un pays en voie de développement comme le Maroc ?

R-La SN devrait être perçue de la même façon. Il faut remarquer que les performances en cours de réalisation par quelques pays en développement sont très rapides comparées au cheminement fait par les pays développés. Il est vrai que les Pays développés ont les moyens de leurs ambitions, encore que même l’Europe reste en grande dépendance vis-à-vis des Usa et se démène pour atteindre une plus grande indépendance continentale.

Aussi la différence réside-t-elle dans la volonté politique et dans les capacités de création et le niveau d’innovation atteint par les ingénieurs dans chacun des pays, qu’ils soient nationaux ou talents drainés de partout au monde.

3-Quel rôle doit jouer un gouvernement comme celui du Maroc pour assurer sa souveraineté numérique ?

R-Le rôle de l’Etat est celui d’être stratège, régulateur et créateur de l’écosystème favorable nécessaire. Le Maroc se doit impérativement, comme il essaie de le faire, de structurer sa stratégie relative à la souveraineté numérique, puis la communiquer pour qu’elle soit claire, lisible et attractive pour les investisseurs et pour les talents d’une part et pour que son opérationnalisation soit efficace.

Il s’agit d’abord, d’élaborer une Stratégie de Souveraineté Numérique ad hoc – en identifiant les domaines clés de la souveraineté numérique pertinents pour le Maroc, notamment la cybersécurité, la protection des données, la gouvernance de l’Internet et le développement des technologies de pointe. – Impliquer les parties prenantes du gouvernement, de l’industrie, de la société civile et du monde universitaire dans un processus de consultation pour élaborer une stratégie exhaustive. – Définir des objectifs clairs et mesurables, ainsi que des indicateurs de performance pour évaluer l’efficacité de la stratégie.

Il s’agit ensuite, de mettre efficacement cette stratégie en application. Là les règles générales de gouvernance sont de mise, qui plus est pour un domaine sensible de souveraineté. Les partenariats doivent être choisis de manière méticuleuse et l’exécution sans faille. Unité de commandement, rattachement direct au sommet de l’Etat et entité efficace de régulation pour garantir la transparence et les droits des intervenants et des consommateurs.

Concernant la communication, il s’agit notamment de développer une campagne multicanale pour sensibiliser le public à l’importance de la souveraineté numérique et expliquer les objectifs, les avantages de la stratégie ainsi que les moyens mobilisés et les bénéfices recherchés pour le Maroc.

Il importe également, de cibler les Marocains du monde et les autres talents présents sur le sol national ou dans les pays amis subsahariens. Pour cela, il s’agit d’identifier les compétences et les expertises recherchées ; créer des incitations attractives, telles que des programmes de bourses, des facilités d’installation et des opportunités de collaboration avec des institutions locales et internationales ; établir des partenariats avec des organisations internationales, des entreprises technologiques de premier plan et des incubateurs pour faciliter le retour et l’intégration des talents marocains ; repenser le système de rémunération et d’intéressement pour compenser l’éventuel différentiel entre le niveau de revenus à l’étranger et le revenu local à iso activité et iso compétences.

Autre impératif, il faudrait renforcer durablement les capacités locales en investissant efficacement dans l’éducation et la formation professionnelle pour développer une main-d’œuvre locale hautement qualifiée et en encourageant la recherche et l’innovation en soutenant les initiatives académiques et entrepreneuriales.

4-Certainement cette action passe par les ressources humaines compétentes. Justement comment motiver les compétences dans le numérique et dans les télécoms pour pouvoir garantir cette souveraineté dite digitale ?

R-Ce volet est la condition majeure de réussite. Notre policy paper a particulièrement insisté sur ce volet auquel nous avons réservé une place centrale. Le numérique est une affaire de talents, de créativité et de mobilisation des ressources d’où qu’elles viennent. Il va de soi que les ressources locales sont à traiter et mobiliser en priorité. Le Maroc a la chance de disposer dans ce domaine d’une diaspora hautement qualifiée, dont de nombreux éléments exercent dans de grandes structures de premier plan mondial. Il convient de mettre à contribution cette force en lui préparant les conditions idoines de mobilisation. Autre aspect majeur, retenir les talents locaux que la concurrence mondiale attire sans état d’âme. Enfin, le Maroc, acteur majeur de l’intelligence stratégique régionale et continentale se doit de poursuivre sa stratégie d’attrait d’étudiants et talents, auquel l’agence de coopération internationale fournit les conditions d’accueil requises. Il faudrait faire davantage dans ce domaine. 

5- La souveraineté numérique signifie aussi sur le plan économique la maitrise de la fiscalité. Les GAFAM ne payent rien en matière fiscale au Maroc. Pensez-vous qu’il est utile de faire adopter une loi à cet effet comme l’a fait la France en 2019 ou bien doit-on se contenter d’appliquer les accords de l’OCDE adoptés en octobre 2021 en la matière ?

R-dans l’absolu, ce genre de loi est utile. Mais la réalité fait que le rapport de force est très défavorable aux pays comme le Maroc. A titre d’exemple, la France toute puissance qu’elle est, a du mal à s’imposer face aux Américains et même aux Chinois en négociation numérique. Nous pensons que le meilleur moyen pour obtenir des rentrées fiscales est de créer le terreau favorable pour attirer les investissements (IDE) des GAFAM et autres puissances numériques sur le territoire, en développant les infrastructures télécom de base, les datacenters, la formation initiale, professionnelle et continue, les usines logicielles, et la R&D.

Tenez, par exemple, même l’Europe est gênée sur son territoire ! Google a un siège en Irlande qui est très incitatif sur le plan fiscal, du coup comment exiger des taxes/impôts dès lors que le siège est hors juridiction (selon les règles de l’OCDE et de l’OMC) ?

C’est dire qu’en ce domaine, le pragmatisme et l’offre d’un cadre d’investissement incitatif, permettront par effet de rebond de s’arroger des rentrées fiscales croissantes.

6- Souvent on évoque par exemple le cloud souverain. C’est-à-dire un cloud développé au Maroc dans nos data centres. Est-ce possible d’assurer son développement étant donné d’une part des difficultés liées à l’absence de l’économie d’échelle que possède les géants du net et d’autres part étant donné le cout d’une cyber sécurité efficace.

R-un cloud souverain à usage public sur des données critiques, ne doit pas être drivé par la seule règle du Retour sur investissement. En effet, dans l’idéal ce serait bien d’avoir un RSI positif, mais en parlant de souveraineté numérique dans le cloud, c’est un sujet qui pourrait être assumé au démarrage « à perte » par l’État. En revanche, là où le système peut devenir vertueux, c’est le fait d’obliger à minima les organismes publics à héberger toutes leurs données dans un cloud souverain, ce qui amènerait, par effet d’échelle à tendre vers un RSI positif, voire un TRI rapidement. La gestion des données est par essence un modèle inflationniste, et le coût de stockage est par essence déflationniste (par effet d’échelle). Du coup les courbes peuvent se croiser assez rapidement, surtout si l’État utilise le levier réglementaire et assure la viabilité économique du modèle par l’utilisation.

deux types de cloud souverain sont envisageables,  un cloud obligatoire  pour les ministères et les agences régaliennes (voire tous les ministères et les agences publiques) et un cloud facultatif, basé sur le volontariat pour les grandes entreprises, les PME voire les entreprises étrangères.

Sous condition sine qua none, de l’existence d’une cybersécurité efficace et crédible pour créer le cadre de confiance et la viabilité économique du modèle.

Maroc Digital 203 fixe parmi ses objectifs la création d’un cloud souverain. C’est une excellente ambition dont il faut fixer la feuille de route ferme pour sa réalisation.

7- Si on revient au rapport IMIS sur la « Souveraineté numérique » élaboré récemment sous votre direction, quelles sont les principales recommandations pour un état stratège que vous avez proposées aux autorités marocaines ?

R-Nous avons proposé une stratégie intégrée « GIRON » réalisable moyennant une série de recommandations que nous avons regroupé en 5 volets que vos lecteurs retrouveront dans le rapport téléchargeable à partir du site de l’IMIS (www.imis.ma).

                                                    Cinq axes de la stratégie IMIS

  • Gouverner : garantir l’apport de valeur délivré par les programmes de transformation ;

  • Innover : faire émerger les lions numériques et alimenter le patrimoine des ANIV ;

  • Réglementer : sécuriser l’arsenal juridique et construire le cadre de confiance numérique ;

  • Orienter : surveiller, évaluer et alerter pour piloter efficacement la transformation ;

  • Naviguer : fixer les objectifs stratégiques et poser la vision de « souveraineté numérique » du Maroc.

Le premier volet est celui de la gouvernance. Devant la multiplicité des acteurs impliqués, il est nécessaire de poser clairement les rôles et les responsabilités via une méthode RACI univoque : Responsible (réalisateur), Accountable (approbateur), Consulted (consulté), Informed (informé). Une telle gouvernance nécessite également un commandement agile et dont les chaînes de prise de décision soient les plus courtes possibles afin d’éviter les déperditions liées à une synchronisation des acteurs trop fréquente ou intrinsèquement nécessaire, ou une organisation trop silotée. C’est pour cela que l’IMIS propose une idée en rupture avec les pratiques actuelles au Maroc mais qui a fait ses preuves ailleurs : la gouvernance partagée. Il s’agit de passer d’un modèle où on rend compte à un modèle dans lequel on collabore.

Le deuxième volet important est celui de l’innovation. Il s’agit de Capitaliser sur les actifs numériques d’aujourd’hui et faire émerger les startups numériques marocaines de demain, c’est in fine favoriser l’enrichissement des ANIV futurs. C’est une stratégie qui se construit graduellement par et pour l’ensemble des acteurs nationaux, dans une logique d’investissements ciblés et de résultats concrets et mesurables.

Le 3ème volet traite de la réglementation. Le corpus réglementaire doit être au service de la souveraineté numérique, sans entraver le développement économique, industriel ni déborder sur les politiques publiques de sécurité intérieure et extérieure. A cet égard, une loi organique de la souveraineté numérique s’impose, comme on devrait inclure les ANIV dans la loi de programmation militaire et de cybersécurité, en les élargissant au spectre des IIV.

Le 4ème axe donne des recommandations pour un meilleur pilotage du système et une sécurité du patrimoine des ANIV. Il attire notamment l’attention sur les risques de désalignement stratégique.

Enfin le 5ème volet recommande d’aligner toutes les initiatives digitales avec Maroc Digital 2030. L’approche proposée par l’IMIS envisage un État stratège « ensemblier des actifs numériques », qui sont comme chacun le sait d’une importance vitale.

Il va de soi que c’est au gouvernement d’en être le maitre d’ouvrage, le stratège, le mobilisateur, l’incitateur et l’évaluateur. La stratégie 2030 que le ministère en charge au Maroc du secteur est un bon début. Ses ambitions restent néanmoins à rehausser progressivement et les moyens suffisants à mobiliser.  Et puis le volet du capital humain, crucial, doit être davantage appréhendé.

(*) Professeur Ahmed AZIRAR : Docteur d’Etat es Sciences Économiques, Ahmed AZIRAR est titulaire de certificats nationaux et étrangers en management international, négociation internationale et gestion de projets. Il est professeur universitaire d’économie, de commerce international et d’intelligence des marchés. Ahmed AZIRAR détient une expérience en gestion administrative, en cabinet ministériel et en conseil d’entreprises, d’administrations et d’associations professionnelles. Il est fondateur de l’Association marocaine des économistes d’entreprise (AMEEN), cofondateur de l’IMIS et de l’AMSE, mais aussi chercheur associé à l’IRES. Il a reçu en 2014 le Wissam de l’Ordre du Mérite du Royaume du Maroc et en 2011 une distinction pour services rendus de l’Organisation Mondiale des Douanes. Également ancien SG de l’ASMEX, le professeur Azizar a publié de nombreux ouvrages.

[1] « Souveraineté numérique : Pourquoi le Maroc ne peut y échapper Recommandations pour un Etat-Stratège», policy paper de l’IMIS, rédigé par Mouad Agouzoul, sous la direction de Abdelmalek Alaoui et Ahmed AZIRAR, avec la participation de Karim Amor.

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