Nature complexe et technique compliquée
juillet 4, 2022
tribune libre
Par Ata-Ilah Khaouja
De quoi il s’agit ?
Qu’est-ce qui différencie la nature de la technique, appelée à tort technologie, puisque technologie veut dire discours sur la technique ? Plusieurs réponses ont été apportées, au fil du temps, dont certaines sont plus simples et « naturelles » à comprendre. L’une d’elle renvoie à la complication de la technique et à la complexité de la nature.
Ainsi, le plus naturel des êtres, une pomme par exemple, au-delà de sa pure beauté et des délices savoureux qu’elle procure, elle est complexe, par opposition à un produit technique, par exemple un smartphone, iPhone ou autre, qui reste simplement compliqué, et ce, quelles que soient sa sophistication et ses applications. Autrement dit, que la nature se manifeste dans sa plus petite existence, elle se révèle, dès les premiers instants, radicalement complexe ; que la technique prenne place à l’intérieur d’un quelconque avion ou qu’elle soit enfermée dans la station spatiale internationale(ISS), elle reste tout le temps compliquée.
Car cette technique reste compliquée même si elle est truffée d’intelligence humaine, à l’image de celle qui s’est envolée, tout récemment, très loin à bord du télescope spatial James Webb (JWST). On y reviendra, mais d’abord un…
… un voyage à la banlieue du JWST
Logé à un endroit du système solaire où les lois de la gravité, s’équilibrant entre elles, lui permettent d’y rester au chaud comme au sein d’un utérus, tournant autour du Soleil à la vitesse de la Terre comme un fœtus, le James Webb Space Telescope (JWST), est relié à la Terre à l’aide d’un cordon ombilical purement télé-communicationnel. Très récemment conçu et bien abouti par ailleurs, après plus de vingt années de gestation, cette forteresse technologique a failli se disloquer avant même d’envoyer les premières photos toujours impatiemment attendues au 12 juillet 2022. Malgré les messages amplement rassurants de la NASA, la communauté scientifique était tout près de se réjouir d’un mort-né.
Et la cause de cet accident se résume en un rien de nature : un météoroïde qui pèse quelques dizaines de grammes. Un micro météoroïde, certes, mais lancé à une vitesse cosmique, donc doté d’un pouvoir balistique tel qu’il serait capable de transpercer les plaques télescopiques et transformer cette technique, rêvée sur Terre, en un véritable souvenir cauchemardesque céleste. En effet, pas loin de cette intrusion humaine et télescopique, errait un grain de la nature, venu de nulle part, à une vitesse entre 12 et 72 km/s !, déterminé à pulvériser tout sur son passage, en particulier le JWST soi-même. Sans se soucier ni des dollars investis ni des années occupées à y parvenir, ce minuscule caillou a failli, en une fraction de secondes, transformer cet œil artificiel, en miettes ou en torches complètement consumées.
Est-ce terminé ? Absolument non, car jusqu’à présent, la nature n’a pas encore signé la fin de ce set qu’elle serait prête à rejouer, à tout moment, sans prévenir et dans des conditions meilleures : cette nature peut par, exemple, envoyer une volée de la taille d’une balle de tennis et viser le cœur du JWST, et non les ailes comme cela s’est produit entre le 23 et le 25 mai dernier ! Quel pouvoir, quelle puissance, quelle force, quelle énergie possède mère-Nature! Qui aurait parié qu’un grain de la taille d’un ongle serait capable de réduire à rien, en un clin d’œil, une technique qui a coûté à l’humain plus de dix milliards de dollars ?
Bref, nous demandons à la technique d’aller voir ce que font les voisins lointains, à un million et demi de km de notre refuge terrestre, elle obéit et elle s’aventure à bord de JWST… Elle manque de prévisions météoroïdiques, oublie de se soucier des détours de la nature et reçoit sur la tête un message, sans pli, anonyme et inattendu ! Ce spectacle, trop cher payé en millions de dollars, nous fait assister à un combat, comme dans un film, entre un fait micro-naturel, le météoroïde, et un gigantesque produit factice et artificiel, le JWST : un duel sur le ring de l’univers où la micro-nature a pour rival une macro-technique. Qui gagnera ?
Simple nature mais Complexe, et de petite taille de surcroit, elle a fait humilier une technique sophistiquée et très compliquée. Comment ? Mais d’abord …
… complexe ou compliqué ?
Développée par Edgar Morin, la complexité décrit des choses compréhensibles individuellement, mais une fois liées entre elles, leur compréhension, leur fonctionnement et leur structure nous échappent.
Cette même complexité traduit une certaine irréversibilité : la petite pomme, une fois décomposée en glucides, minéraux, vitamines, antioxydants… jusqu’au dernier atome d’oxygène, d’hydrogène, de potassium, de cuivre, de manganèse… elle cesse d’être une pomme. Et la remettre sur pied à partir de tous ses propres constituants, devient strictement impossible. Elle refuse de devenir pomme à partir de tout ce qui a fait d’elle pomme : c’est exactement ce qui définit fondamentalement la complexité : le tout reste inaccessible à partir de ses éléments, malgré toutes les tentatives. Le temps y échoue.
Par contre, à coups de bon sens et de logique, tout mystère disparait devant la complication de l’objet techniquement compliqué. Par exemple, le portable dernier cri, une fois démonté jusqu’à son dernier constituant, le remettre en place est tout à fait réversible selon un mode d’emploi et une méthode : le tout s’érige et se redresse à partir de ses éléments. Le temps y parvient.
Une histoire de plis !
Curieusement, simple veut dire sans pli, comme double, qui se disait duplex, vaut deux plis, et multiple en traduit plusieurs ; appliquer c’est plier vers ; mettre dans des plis cela se nomme impliquer alors que plier avec se dit compliquer ; enlever les plis se traduit par expliquer ; aller plus loin dans l’explication se dit expliciter ; engager quelqu’un ou quelque chose dans un pli se dit employer ; déployer ou déplier signifient développer alors que complexe via « plexum ou plectere, signifie tresser… si, cher lecteur, vous vous sentez complètement embrouillé et entremêlé de plis, c’est que la distinction entre complexe et compliqué vous a rendu perplexe…
Bref, compliquer voudrait dire « plier avec », replier avec et déplier « à partir de » : c’est technique ; alors que complexer se contente de déplier mais incapable de plier ni de replier : c’est naturel. La nature est complexe parce que nous sommes incapables de la plier ou de la replier.
Et j’y pense : en plus d’emballer, d’enrouler, de rassembler, de ranger et de rabattre, plier voudrait dire fléchir, soumettre, subordonner, dompter, capituler ou assujettir… nous l’aurions compris : la nature est complexe car nous dépendons d’elle, parce qu’elle refuse d’être dominée et assujettie : nous nous plions devant elle. La technique est compliquée parce qu’elle obéit à nos caprices et ainsi nous la dominons et nous la dressons : elle se plie à loisir à nos plans et à nos projets.
Pour finir
La nature c’est ce dont dépend l’Homme, c’est ce qui le fait obéir et le fait plier : donc nature complexe ; la technique c’est ce qui dépend de l’Homme, c’est ce que l’Homme dresse, façonne et fait plier : d’où technique compliquée.
Par Ata-Ilah Khaouja