Les télécommunications et la sagesse
décembre 27, 2016
tribune libre
Par Khaouja Ata-Ilah ( France)
Pour Françoise Dolto, spécialiste de la jeunesse et de l’adolescence, tout est langage. Pour le savant, absorbé par ses recherches à l’affût d’éventuelles découvertes très attendues, tout a un sens. Pour le sage, entièrement plongé dans ses méditations, tout est signe. Et pour nous tous, que nous soyons spécialistes ou non, savants ou pas, sages ou peu, donc pour nous tous qui vivons cette époque, prouvée et réputée être numériquement révolutionnaire: tout est signal. Autrement dit, pour que Françoise Dolto et les autres disent « tout », c’est qu’ils ont travaillé statistiquement sur énormément de cas et ont vérifié de nombreuses hypothèses avant que leurs données ne deviennent des résultats chargés de signification. Ces données traduites en langage des télécommunications prennent le fond et la force des big data, qui exigent analyse et traitement. Autrement dit : signal + statistiques = big data.
Or, la vieille sagesse populaire a, plus que jamais, son mot à dire dans notre modernité fraîche de ce matin. Et elle le disait bien. Depuis quand ? Personne ne le sait. Disons simplement que, depuis la nuit des temps, sous toutes les latitudes et dans toutes les langues, on n’a jamais cessé de répéter : « Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es ». Trois verbes fabuleux soutiennent admirablement, comme une charpente, cette maxime : « dire », « fréquenter » et « être ». Tout d’abord le verbe « dire » qui renvoie à la parole et donc au son, ensuite le verbe « être », qui est qualifié de verbe d’état, décrit exactement, qualitativement et quantitativement, l’état du sujet. Le mot « état », très bien nommé ici, nous conduit directement à statistique via status, l’ancêtre du premier « état » romain qui a opéré des statistiques. Etat, state, status, et statistique : mêmes mots. Et le meilleur pour la fin : le verbe « fréquenter » qui y occupe la place centrale et cruciale bien méritée, nous permet de mieux comprendre l’actualité saisissante de cette sagesse. Ce qu’on répétait depuis toujours comme un simple adage et qui continuera à se transmettre possède la vertu d’un théorème mathématique, c’est-à-dire une vérité toujours au côté de l’aventure humaine logée au cœur du verbe « fréquenter » et qui au-delà de la fréquentation, nous invite à repérer et à lire : « fréquence ». Et « fréquence » est un mot utilisé dans plusieurs domaines, en médecine, en physique…et tout particulièrement en statistiques et miraculeusement en télécommunications. Ce qui rend cette sagesse d’une actualité surprenante. Et c’est ce que nous allons tenter de voir.
Bien évidemment, le lecteur sera épargné, pour ne pas l’ennuyer, de toute théorie sur le traitement de signal (ni transformées de Fourier ni de celles de Laplace) et de tout calcul statistique. Aucune notion, non plus, sur les fréquences et les transmissions (les différentes bandes, l’orbite géostationnaire…), je n’en ai aucune compétence. Néanmoins, une bonne nouvelle : toutes ces informations bien détaillées sont gracieusement googlisables et Wikipe-diables. Pour ce dernier mot, les diables n’étant pour rien, il n’y a donc qu’à y aller !
Reprenons. La fréquence renvoie aux téléphones fixes ou non, télévision numérique ou pas, internet et tous ses réseaux sociaux ou autres… Bref, fréquence, à travers ondes et résonnance, renvoie aux plus récentes des technologies des télécommunications. C’est-à-dire là où, effectivement, nous nous promenons au quotidien, là où, nous ne cessons d’acheter et de nous divertir, là où, nous apprenons et tissons des liens. Le site remplacerait ainsi la cité. Ou, comme l’ont si bien écrit certains, la cité s’est déjà installée en plein site. Bref, fréquence renvoie à ce que nous venons d’élire comme notre nouvelle cité, et où, justement, nous laissons des traces personnelles offertes aux merveilles du traitement et de l’exploitation. Offertes donc données.
A nouveau : « Dis-moi qui tu fréquentes je te dirai qui tu es » qui s’est transmise de génération en génération comme une lettre à la poste, confond la fréquence et l’identité. C’est-à-dire, elle les rend pareilles et équivalentes : identiques. Certes, cette sagesse nous rappelle l’identité qu’on laisse en échange d’une carte SIM, indispensable pour accéder à un numéro de téléphone ou pour ouvrir un compte internet, et d’ailleurs, le « I » dans SIM renvoie justement à identification donc à identité. Toutefois, et c’est avec délicatesse qu’à la lumière de tous les bouleversements des technologies des télécommunications, que cette sagesse intuitionnait ce qui pourrait nous définir et nous caractériser actuellement et en ces temps-ci. Oui, avec finesse et profondeur, cette sagesse, via « fréquence », anticipait et prévoyait avec intensité ce que nous nommons aujourd’hui l’identité « numérique ».
Cette identité « numérique » pourrait être déclinée alors, et selon les usages, comme suit :
– « Dis-moi avec quelle fréquence tu achètes sur la toile, par jour, par mois… Avec quelle fréquence, par heure, par jour… tu consultes internet et quels sites, je te dirai qui tu es ». Version statistique.
-« Dis-moi quelles stations de radio et quelles chaînes tu regardes, je te dirai qui tu es ». Version fréquence 1 à 2 GHz ou 2 à 3 GHz.
-« Dis-moi quels sites tu consultes et quels téléachats tu négocies, je te dirai qui tu es ». Version fréquence 10.7 à 18.1 GHz ou 18.1 à 31 GHz.
-« Dis-moi quels réseaux sociaux tu alimentes, je te dirai qui tu es ». Version Facebook et consorts.
-Bref, « dis mois quelles traces tu laisses derrière toi, je te dirai comment je te retrouve. Et comment je pourrais même anticiper tes attentes et créer tes besoins ». Version big data.
D’autre part, le signal qui est définit comme « une grandeur physique variable servant de support à une information », distingue bien le signal sonore du visuel. Le bruit, qui a un écho, est autre que l’image, qui elle a une apparence. Or, un des synonymes de fréquence est résonnance qui elle-même est très proche de reflet et de renommée. Ne disons pas qu’un tel fait du bruit ou un tel autre dégage une bonne image ? Et que dire de « sage comme une image » ? Ainsi, et selon les versions ci-dessus, on fréquente un son, une image et la plupart des temps les deux. Nous y sommes : la sagesse qui répétait depuis l’aube de l’humanité que la fréquence et l’identité ne font qu’une, intuitionnait que la renommée et donc la réputation, à travers la fréquence, allaient devenir purement numériques. Dit autrement : à force de fréquenter, des heures durant, des sites ou de consulter, des pages durant, des sites, nous forgeons un profil qu’on pourrait dire : identité sitoyenne ou portrait sitoyen. Osons maintenant, avant de finir, un coup statistique. Et si on extrapolait, ce que l’on a dit sur l’individu et sa caractéristique numérique, à tout un pays ou même à toute une population s’étalant sur plusieurs zones géographiques, alors on parviendrait, ainsi, à définir une identité numérique bien riche et si globale. C’est une partie de ce que révèle la sagesse populaire. Et de ce fait, elle n’est pas sage pour rien !
Avant de finir voici deux petites curiosités que renferme précieusement cette sagesse. Pour la première, le verbe « dire » étant répété deux fois, nous rappelle, avec sagacité, que notre modernité est excessivement bavarde. Pas besoin de le démontrer. La deuxième, nous fait remarquer le génie de l’ordre troublant dans lequel les trois verbes se tiennent la main ou se suivent. En effet, l’ordre nous fait partir de la parole, à travers « dire », comme pour parler à l’autre et par la suite le « fréquenter », ce qui, de proche en proche, aboutirait à l’état via « être ». Dit sociologiquement : de l’individu à l’état, en passant par le groupe, notre adage définit une vision de la société. Dit anthropologiquement : de la parole à la société, en passant par le groupe, notre maxime définit une certaine idée de l’évolution de l’humain.
Pour finir, « Dis-moi qui tu fréquentes je te dirai qui tu es » est profondément plus sage que ça n’apparait, et plus répandue encore et toujours que les télécoms sont si universelles pour toujours. Par Khaouja Ata-Ilah ( France)