jeudi , 26 décembre 2024

Les impacts économiques des géants du net

Par Ahmed Khaouja

Plusieurs experts constatent que les géants du net, qui connaissent une forte capitalisation boursière, engendrent deux grands problèmes : L’un est lié à la non fiscalisation de leurs services, offerts partout dans le monde, surtout là où ils ne sont pas présents physiquement.

L’autre problème est lié au fait que les opérateurs télécoms ne sont pas rémunérés par les géants de l’internet, pour les services que ces derniers offrent. Surtout que ces géants proposent des services télécoms comme la téléphonie, alors qu’ils ne sont pas assujettis à aucune fiscalité, comme celle imposée aux régulateurs télécoms.  Ces experts exposent ces problèmes à un moment où les services des GAFA (1) sont devenus incontournables, surtout en cette période du Covid-19.

1-Problèmes fiscaux et quelques scénarios de solutions :

La problématique est claire et les données sont suffisamment disponibles pour affirmer qu’il y a un problème fiscal entre les géants de l’internet et les pays où ils sont présents virtuellement. En effet, les géants de l’internet offrent divers services, alors qu’ils ne sont soumis ni à l’impôt sur les sociétés, ni aux autres taxes et redevances.  Ce problème est posé à un moment où les géants de l’internet sont devenus indispensables, car offrant actuellement divers services dont on ne peut se passer, surtout depuis le déclenchement de la pandémie de coronavirus. Bien entendu, ce problème fiscal ne peut être résolu qu’à l’échelle internationale, notamment par l’implication des organisations internationales comme l’Organisation de la coopération et de développement économiques (OCDE). Les diverses autorités de régulation nationales ne sont pas en mesure de résoudre seules ce genre de problèmes, soulevés en fait à l’échelle universelle.

Une ébauche de solution à ce problème a été mise en place par le gouvernement français qui a procédé à l’amendement de son code des impôts à travers la loi du 24 juillet 2019, portant création d’une taxe sur les services numériques. Cette loi est calquée sur le modèle de l’Union Européenne où la directive sur ce sujet n’est pas encore adoptée. La France a ainsi institué une taxe déclarative de 3% sur les revenus locaux des grandes entreprises numériques. Elle s’appliquera aux entreprises technologiques numériques dont le chiffre d’affaires mondial dépasse 750 millions d’euros et qui réalisent plus 25 millions d’euros de chiffre d’affaires par an en France. Au titre de l’année de 2020, cette taxe a rapporté à la France quelques 375 millions d’euros.

2-Problèmes Opérateurs-géants du net et solutions :

Etant donné que les opérateurs télécoms nationaux investissent et exploitent les infrastructures télécoms, pour garantir la disponibilité de la bande passante pour les usagers, afin de se connecter notamment aux géants de l’internet, il serait tout à fait normal que ces opérateurs aspirent que ces géants participent à la rémunération de leurs efforts, combien même il y a actuellement absence d’un modèle de partage adéquat et légitime.

En Corée du Sud, la plupart des producteurs de contenus étrangers, comme Apple, et les grands acteurs coréens ont accepté de payer des commissions liées au trafic qu’ils mobilisent sur les réseaux télécom. Aussi, l’opérateur télécom SK Telecom milite pour que Netflix contribue à financier certains coûts de ses réseaux.

Le régulateur coréen (Korea Communication Commission) a récemment essayé, en vain, une conciliation entre l’opérateur SK et Netflix. Mais la conciliation du régulateur Corréen n’a pas abouti et le litige été porté devant les tribunaux pour contraindre Netflix à accepter le principe du paiement.

En France, en attendant de trouver une solution, les opérateurs télécoms travaillent sur l’élaboration de règles pour limiter le trafic de certains grands fournisseurs de contenus sur leurs réseaux mobiles, en plafonnerait la résolution des vidéos à une certaine valeur acceptable sur les smartphones. D’après l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), en 2021, plus de la moitié du trafic Internet en France provient de quatre acteurs : Netflix, Google, Akamai et Facebook. Sur les smartphones, près des deux tiers de la bande passante sont consommés par ces mêmes géants. Si la croissance des données mobiles a augmenté en 2021, c’est donc en grande partie grâce des géants du streaming.

3-Capitalisation boursière des gants du net et quelques pistes de solutions pour les opérateurs :  ATT, grand opérateur des télécoms aux Etats-Unis a été éjecté du Dow Jones (2) en 2015 après y avoir accédé en 1916. Au même moment, on a assisté, en 2015, à l’entrée d’Apple dans le Dow Jones. Le Chiffre d’affaires d’Apple était en 2020 de 60 milliards de dollars, en croissance de 11 % par rapport à 2019. L’entrée d’Apple dans le Dow Jones, en mars 2015, signifie que les différents actionnaires voient en Apple une valeur sûre qui va rapporter plus dans l’avenir. Apple a pesé plus de 730 milliards de dollars en 2021, comme capitalisation boursière.

Et la sortie d’ATT ne laisse plus que Verizon comme seul opérateur télécoms au sein du Dow Jones. Pour y rester, cet opérateur américain a été contraint d’investir dans les contenus. Il a ainsi acheté pour 4,4 milliards en mai 2015, America Online (AOL), fournisseur connu pour sa maitrise du contenu et de la publicité sur internet et il a acheté aussi Yahoo en 2017. Aux USA, l’opérateur télécom Verizon a aussi opté pour des solutions allant dans le sens de l’évolution de la technologie, en déployant des offres où les communications voix nationales sont gratuites, avec une facturation des données au volume.

Photo prise du Panier Dow Jones récemment par Le magazine.  On y voit Verizon au rang 14.

Conclusion :

C’est le progrès scientifique et technologique qui a permis l’émergence des géants de l’internet tels que les GAFAM (2). Aujourd’hui, les usagers au niveau mondial ne peuvent plus se passer des services de ces OTT (3). En attendant de trouver des modèles permettant la protection des intérêts de tous les acteurs, agissant dans la chaine de valeurs télécoms, on assiste à des partenariats concluants entre les opérateurs télécoms et les géants du numérique. Exemples : En France on cite l’expérience de partenariat réalisé par l’opérateur Télécom Orange avec Google, pour la création d’un laboratoire de test. A travers ce laboratoire, Orange permet aux entreprises de tester de nouvelles applications qui sont prévues dans la 5G et l’edge computing (4).

En Espagne, les deux géants du Net et de l’informatique Facebook et Microsoft ont déjà posé en 2017 un câble sous-marin de 6.600 kilomètres entre les Etats-Unis (Virginie) et l’Europe (Bilbao), en partenariat avec l’opérateur télécom espagnol Telefonica. Citons aussi l’exemple de la collaboration entre Orange et Facebook pour la réalisation du câble sous-marin Africa2.

Le Philosophe René Guenon avait dit que « personne ne peut arrêter le progrès ». En effet et pour mémoire, précisons qu’il y a quelques années, il y avait séparation entre la voix et les données. On utilisait les réseaux des opérateurs pour appeler, moyennant un prix versé à ces derniers pour naviguer sur internet, moyennant le payement d’un forfait data. La voix était généralement facturée à la minute ou à la seconde et l’internet était facturé généralement sous forme de forfait. Et les opérateurs gagnaient de l’argent et réglaient du coup des impôts à leurs Etats respectifs. Les données étaient séparées de la voix.  Avant 2002, la Voix sur IP ne constituait pas de problème, car moins développée à cause de la complexité des premiers serveurs, du coût élevé de la bande passante et de la faible implantation du haut débit, notamment dans les entreprises. Après 2002, une réelle accélération de la VOIP a été observée et ce, après l’émergence de nouveaux protocoles comme le SIP.

Au démarrage de cette accélération de la voix sur IP, les régulateurs et les opérateurs télécoms étaient moins regardants sur ce développement de la voix sur IP, pour ne pas perturber l’innovation. Par la suite, des progrès énormes ont été réalisés par les géants de l’internet et des startups innovantes. Certains de ces géants ont commencé à offrir gratuitement des services voix sur internet et des SMS et l’envoi de séquences vidéo avec la voix. En contrepartie, ils commencent à gagner beaucoup d’argent à travers la publicité et la vente des données.

(1) : GAFA : les géants de l’internet regroupés sous le nom de GAFA sont Google, Apple, Facebook et Amazon.

(2) : Dow Jones : Le Dow Jones est un indice de la bourse de New York. L’indice comprend 30 entreprises les plus importantes et les plus cotées à la bourse de New York.

(3) : Over the top ou OTT : OTT signifie Over-the-top, qui désigne les acteurs qui proposent des contenus au moyen d’une connexion Internet, mais sur lesquels le fournisseur d’accès à Internet n’a aucun contrôle. Les services offerts par les OTT sont donc découplés du prestataire de l’infrastructure.  

(4) : Exemples des expériences réalisées au laboratoire d’Orange de Châtillon : pilotage des drones, analyse des vidéos afin de détecter des incendies, mesurer la qualité en temps réel dans les usines, mettre en place un service de télémédecine et la connexion en temps réel des smartphones et des objets.  

 

Par Ahmed Khaouja

(*) Ahmed Khaouja expert de l’UIT et directeur de PTT Maroc.  

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