L’équipe de Lte magazine, qui a apprécié l’intervention de Mme Margarida Matos Rosa lors du séminaire organisé par le Conseil de la Concurrence du Maroc les 13 et 14 novembre 2019 à Rabat, remercie beaucoup Mme Margarida Matos Rosa, d’avoir bien accepté de nous consacrer le présent entretien en dépit de son agenda chargé.
- Le président du Conseil de la concurrence au Maroc, était à Lisbonne en avril 2019. Il a été convenu avec votre autorité d’un cadre pour une coopération fructueuse entre vos deux institutions. Sur quels volets portera cette coopération entre les deux pays amis et voisins et comment elle sera concrétisée ?
La coopération entre l’Autorité de la concurrence (AdC) portugaise et le Conseil de la concurrence du Royaume du Maroc est le résultat d’une volonté de part et d’autre de faire affirmer les bénéfices des politiques de concurrence dans les deux pays. Elle porte sur une relation étroite entre les deux institutions qui permet de partager les bonnes pratiques en matière de lutte contre les ententes illégales et contre les abus de position dominante, en matière de fusion-acquisition (dites de concentration) et en matière de recommandations. La signature, en novembre dernier, d’un mémorandum d’entente entre les deux entités, vise justement à encadrer les instruments de coopération bilatérale dans ce but commun. Cette coopération portera sur les domaines de l’échange d’expertise dans les domaines législatifs, réglementaires et jurisprudentiels en matière de politique et de droit de la concurrence, ainsi que le partage de bonnes pratiques dans le domaine des enquêtes portant sur les violations des règles de la concurrence, des études sectorielles et l’élaboration du rapport annuel. Elle comprend également le domaine des relations entre les autorités nationales de concurrence et les régulateurs sectoriels nationaux.
La coopération passe aussi, par exemple, par l’organisation de visites d’étude et de formation, la participation mutuelle à des conférences et des réunions d’experts de l’AdC et du Conseil de la concurrence marocain.
- Aujourd’hui les actions de votre autorité contribuent positivement au développement économique du Portugal, à l’innovation et au bien-être des consommateurs portugais. Mais comment vous concilier entre les exigences nationales avec celles de l’Europe étant donné que le Portugal est un pays appartenant à l’union européenne ?
Dans le domaine du droit de la concurrence, les intérêts du Portugal et de l’Union Européenne coïncident largement, de façon générale. L’Autorité de la concurrence (AdC) défend la libre concurrence sans faire de distinction en fonction de la nationalité des concurrents, car les consommateurs en bénéficient de manière claire en termes de prix, de qualité de service ou encore d’innovation. En outre, il n’y a pas de différence significative entre le droit de la concurrence de l’UE et le droit de la concurrence portugais. Le cadre juridique national est spécifique du Portugal, mais les principes sous-jacents du droit de la concurrence sont les mêmes que dans le cadre européen. En outre, le droit de la concurrence est l’un des domaines de l’UE où la coopération entre États membres est la plus forte.
Les autorités nationales de concurrence sont responsables de l’application de leurs lois nationales dans le domaine de la concurrence, mais également, avec la Commission européenne, de l’application du droit de la concurrence de l’UE. Il s’agit des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui concernent les accords anticoncurrentiels entre entreprises et les pratiques unilatérales anticoncurrentielles. Dans ce contexte, l’AdC fait partie du réseau européen de la concurrence, qui rassemble la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence de l’UE de façon à garantir une approche cohérente concernant l’application du droit de la concurrence dans l’UE. Par conséquent, pour résumer, la défense de la concurrence au Portugal et au niveau européen fonctionne très bien en tandem.
- Les politiques de concurrence se trouvent confrontées à des mutations de l’écosystème économiques avec un impact de plus en plus croissant de la digitalisation sur les acteurs du marché et les consommateurs, comment l’autorité de concurrence portugaise s’adapte dans sa stratégie de régulation ?
L’AdC a publié cet été un document de réflexion sur les écosystèmes numériques, big data et algorithmes, en face de numérisation croissante de l’économie portugaise.
Les marchés numériques se caractérisent par un ensemble de spécificités intéressantes sur le plan de la concurrence, telles que les modèles commerciaux basés sur les effets de réseau, l’importance des données ou l’utilisation d’algorithmes de différents types.
Dans cette étude, nous cherchons à comprendre comment ces spécificités modifient les motivations commerciales, la manière dont les entreprises se concurrencent dans le marché et la dynamique elle-même de ce marché, en mettant en évidence certains des risques pour la concurrence qu’elles peuvent poser.
Cette étude sert également de guide l’AdC dans l’exercice de ses fonctions, tout en signalant nos préoccupations aux différents acteurs dans ces marchés numériques. Parallèlement à cette étude, AdC a ciblé certains secteurs traditionnels où la numérisation offre d’importantes opportunités en termes d’intensification de la dynamique concurrentielle et par conséquent d’augmentation de l’efficacité et du bien-être des consommateurs.
En particulier, en novembre 2018, l’AdC a publié un document de réflexion sur la concurrence et les technologies appliquées au secteur financier (FinTech et InsurTech). De même, en décembre 2016, nous avons publié un rapport sur la concurrence et la réglementation du transport de passagers dans les véhicules légers via des plateformes électroniques. Dans ces études, ainsi que dans les avis et recommandations émis dans les secteurs où la technologie évolue rapidement, l’AdC a recommandé des mesures visant à éliminer les obstacles réglementaires ou stratégiques à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché et à l’innovation.
L’AdC garde également des relations de coopération étroites avec d’autres autorités de concurrence, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne, car celles-ci sont confrontées à des défis similaires liés à la numérisation de l’économie.
- Les géants des plateformes numériques concurrencent de manière frontale mais aussi subtile les fournisseurs de services classiques sur les différentes chaines de distribution et de commercialisation en amont et en aval, qu’est-ce que vous préconisez comme mesures de préventions de l’équilibre concurrentiel ?
Ce type de plateforme a gagné en importance au Portugal, tant auprès des consommateurs que des entreprises, qui les utilisent pour élargir leur marché. Les plateformes numériques sont désormais présentes dans toutes les phases du commerce électronique, participant à la découverte de produits, à la recherche d’informations, à l’achat, au paiement ou à la distribution. De nombreuses plateformes créent et gèrent des marchés, elles peuvent agir en tant que régulateurs dans la définition des règles du jeu, mais également en tant que concurrent sur ces marchés. Ce double rôle peut conduire à des conflits d’intérêts et, dans de certaines circonstances, cela peut avoir des effets négatifs sur la concurrence.
D’une part, il est important de comprendre les stratégies que ces plateformes peuvent mettre en œuvre pour limiter ou éliminer la concurrence, afin que nous puissions agir plus rapidement dans la défense de la concurrence. D’autre part, il est important de veiller à ce que ces plateformes mettent en œuvre, sur les marchés qu’elles gèrent, des règles de conduite neutres sur le plan de la concurrence, en particulier si elles bénéficient d’effets de réseau et de pouvoir de marché significatifs.
Cela a fait l’objet de maintes discussions. Certaines propositions ont déjà été suggérées pour assurer les conditions de concurrence, telles que la création de règles de conduite pour guider le comportement des plateformes numériques, ou même la création d’un régulateur spécifique.
- Les algorithmes sont devenus des vecteurs de pratiques anticoncurrentielles, pensez-vous que les politiques en place sont suffisantes pour contrecarrer les abus de position dominante et collusions basés sur l’usage des algorithmes ?
Le type de stratégies, désormais mises en œuvre par les algorithmes, a toujours fait partie du déroulement normal des marchés, qu’il s’agisse de stratégies de prix, de surveillance des concurrents ou de découverte de produits et/ou de recherche de produits. Les principales nouveautés introduites par les algorithmes sont la vitesse, l’intensité ou l’extension de la mise en œuvre de ces stratégies. Dans son document de réflexion sur les écosystèmes numériques, big data et algorithmes, AdC n’a pas trouvé de preuve indiquant une utilisation généralisée des algorithmes de tarification dans un échantillon d’entreprises ayant une présence numérique au Portugal. Cependant, même si ce n’est pas une réalité courante parmi toutes les entreprises, ces algorithmes peuvent jouer un rôle déterminant dans la mise en œuvre des accords de collusion. En tant que gardiens du libre jeu de la concurrence, nous devons savoir comment ces outils sont utilisés, ainsi que leur impact sur les conditions de concurrence sur les marchés. Plusieurs autorités de concurrence ont déjà des décisions impliquant des algorithmes, telles que les abus de position dominante créés par les algorithmes de recherche (tels que le cas Google Shopping), ou l’utilisation d’algorithmes de surveillance et/ou de tarification en tant que facilitateurs dans la tarification de minima de revente (tels que les cas Asus, Denon & Marantz, Philips et Pioneer) ou encore les cas de cartels (tels que le cas des affiches sur Amazon).
Notre étude conclut par l’existence d’un risque matériel que les entreprises aient recours à ces outils de façon à coordonner leurs stratégies commerciales. Dans ce contexte, l’AdC avertit les entreprises quant à leur responsabilité dans l’usage d’algorithmes qui puissent fausser la concurrence dans les marchés.
(*) : Mme Margarida Matos Rosa a été désignée Présidente de l’autorité de Concurrence au Portugal en novembre 2016. Elle a une grande expérience en relations avec la concurrence. De 2011 à la date de sa nomination, Mme Matos Rosa était directrice du Département de surveillance de la gestion des investissements collectifs de la Commission portugaise des marchés des valeurs mobilières (CMVM). Auparavant, elle a été conseillère auprès du conseil d’administration du CMVM, qui s’est concentrée sur les domaines du risque systémique, de la gestion d’actifs et de la réglementation internationale des valeurs mobilières.
Entre 1998 et 2006, Mme Matos Rosa a travaillé chez BNP Paribas, ayant été responsable du développement de l’activité de gestion d’actifs institutionnels du groupe au Portugal. Son expérience professionnelle dans le secteur financier comprend également des postes à la banque UBS et à la banque Santander. En 2007, en tant que boursière Fulbright, Mme Matos Rosa a effectué des recherches en politique publique dans l’industrie du capital de risque au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis.
Dans le cadre du Plan Technologique Portugais, elle a contribué au développement de partenariats entre le MIT et les universités portugaises, dans des domaines à forte composante technologique.
Margarida Matos Rosa est titulaire d’un diplôme de premier cycle en économie (Magna Cum Laude) de l’Université Catholique de Louvain (Université catholique de Louvain), en Belgique, et d’une maîtrise en affaires publiques (M.P.A.) de l’Université de Princeton, aux États-Unis Amérique.