Le temps entre le petit déjeuner et le Smartphone
août 31, 2021
tribune libre
Le temps d’avant.
A chaque réveil, notre premier contact avec le monde démarre chaque matin par l’appel nourricier du petit déjeuner. Pour parcourir une journée de travail ou d’études, nous avons besoin de carburant : du café ou du thé, du pain et du beurre avec miel ou confiture… de l’huile d’olive et des œufs…et rien qu’en prenant ce copieux petit déjeuner nous vivons le déroulement inaccessible du temps. Nous parcourons le temps sans saisir son mystère. Sans percer ses mystères.
Avant l’avènement du numérique, nous prenions le temps de savourer ce repas et nous temporisions, le moment de lire les emballages où figurent ingrédients, origines et dates de fabrication et de péremption des produits. Nous contemplions la nourriture : le café, par exemple, arrivé du Brésil donc importé par voies maritimes jusqu’au port de… ce café avant qu’il passe les cols du moulin et la percolation du filtre de la machine à café, il a traversé bien de détroits : il a voyagé temporairement sous un mauvais temps qu’on appelle tempête ; il a dû sûrement essuyé, en pleine mer, des intempéries c’est-à-dire des désordres dans le temps. Ce café a fait toute cette traversée grâce à un équipage navigant et endurant recruté pour son tempérament afin d’assurer des expéditions réussies. De même, le capitaine sélectionné pour sa tempérance, négocie avec les eaux de haute mer pour éviter au cargo un naufrage à la Concordia ou à l’Evergreen … on y reviendra.
Ce même café a été secoué par les vents et les pluies d’automne, a résisté aux basses températures d’hiver et réchauffé au soleil de l’été est enfin, récolté au premier temps, c’est-à-dire au printemps… Et ce même scénario se reproduit à l’identique avec les autres éléments de notre petit déjeuner : le thé, le blé, les vaches et leur lait devenu beurre, les olives des oliviers pressées et transformées en délicieuse huile…
Ainsi, tout ce voyage qui n’a duré qu’une vingtaine de minutes, le temps du petit déjeuner, déploie, d’abord, le temps du chronomètre : à commencer par les minutes de la collation, les dates de fabrication et de fin de consommation, les jours et mois du voyage du café, du blé… Tout ce laps « petit-déjeunatoire » a déplié, ensuite, l’autre temps du baromètre : les saisons, qui ont rendu murs café, blé, herbe… les saisons qui ont rendu possibles lait, beurre, miel… les tempêtes, température, intempéries côté climat. Enfin, ce petit voyage énergisant à bord de la tasse de café a apporté bonne humeur ; c’est-à-dire du temps intérieur et ressenti celui de la tempérance et du tempérament, côté humain.
Cette gorgée de café et cette bouchée de pain tartiné, une fois avalées, entament un autre voyage plus anatomique et très infinitésimal pour transformer lipide, glucides et protéines en énergie assurant mouvements et voyages, activités et agitations … donc tout ce qui va occuper nos jours et nos nuits, nos mois et mois années… nos vies ; bref encore et toujours du temps. Mais tout cela c’était avant, quand on prenait le temps de savourer repas et rencontre…
Smart temps.
Or, actuellement, dès le réveil matinal déclenché par l’alarme du smart phone, et avant même de se mettre à table pour le petit déjeuner, comme dans le bon vieux temps, nous parcourons le monde offert par nos portables : d’abord, au lieu de regarder le ciel, on consulte les sites météo pour avoir une idée du temps de la journée afin d’adapter la tenue vestimentaire…
On parcourt les journaux virtuels pour savoir ce qui se passe ici ou ailleurs. Et il arrive qu’on apprenne qu’un gigantesque bateau, EVERGREEN, chargé de machines et d’outils fabriqués au bout du monde, soit resté bloqué temporairement lors du détroit du canal de Suez à cause d’une tempête de vent ou d’une erreur humaine due à un manque de tempérance du capitaine ou aux mauvais tempéraments de l’équipage. La procédure et l’enquête étant toujours en cours, la justice n’a pas encore dit son verdict…
Bref, cet accident, dû en partie à une tempête de vent et surtout à une erreur humaine, a causé un blocage de sept jours et a provoqué une escalade de retard dans les montages de véhicules et des outils et par conséquent dans les livraisons de marchandises. Y compris dans la livraison de millions de smart phones ! Autrement dit, cet accident a mis en lumière les trois temps : le temps mesuré en jours, du 23 au 29 mars ; le temps enduré en rafale de vent et en tempête ; et enfin le temps ressenti et vécu en tempérament et tempérance par l’équipage et leur chef, par les destinataires des marchandises : commerciaux et clients. Sans parler de l’autre temps qui s’apparente à l’argent : des pertes évaluées en millions d’Euros donnent raison à la devise le temps c’est de l’argent !
Un seul mot pour trois temps.
Un seul mot pour désigner trois temps, que nous devons concilier en interrogeant les racines du mot même : TEMPS. En effet, les ambivalences de ces temps résident dans deux origines qui se disputent ce mot et les deux sont des verbes grecs.
La première viendrait du verbe « τέμνω» ou temno qui signifie : couper, diviser, séparer, détailler, fractionner, fragmenter, partager, analyser, et où nous reconnaissons facilement le temps de la mesure ou du chronomètre, qui se découpe en nanosecondes, journées… siècles et milliards d’années. Et c’est de cette racine que nous avons tiré certainement nos mesures du temps : nanosecondes, minutes, heures, jours, années… et en même temps (!) c’est le temps des saisons et de la météo, puisqu’il se découpe autour du soleil pour les jours et les années et autour de la lune pour donner les mois ; la semaine reste une durée artificielle… Et c’est ce temps, découpé, détaillé, fragmenté en morceaux qui renvoie aux pièces et aux billets de banque… pour le volet pécuniaire et financier qui justifie toujours : le temps c’est de l’argent…
L’autre sens est enfoui dans la racine du verbe «τείνω » ou teimo voulant dire tendre et ses dérivés comme étendre ou distendre. Le temps côté humain sensible au tempérament et à la tempérance : c’est pour cela qu’on sent le temps extensif par moment de souffrance ou d’ennui ; on vit alors des instants de tension. Et inversement, il devient, d’un seul coup, immensément intensif, et on se réjouit alors d’avoir passé un agréable moment que nous jugeons intense ; verbe tendre, où on peut sentir, d’un côté, l’étirement et l’extension en cas d’ennui et de peine, et d’autre part, la contraction et la brièveté pour les instants de joie et de félicité…
Le temps du paysan.
Il n’y a qu’un être qui vit tous les temps en même temps : le temps météorologique des saisons en cultivant ses terres en altitude ou en vallée ; le temps chronologique des jours et des mois passés sur ses champs ; le temps interne agréables quand les éléments de la nature prennent soin de ses semences ; le temps interne tendu et plein de tension quand la récolte est compromise ; enfin, le temps découpé en billet de banque gagnés sur par la vente des produits de son travail… Le savait-il ? Non, le paysan n’a pas le temps de méditer sur le temps en prenant son petit déjeuner, car il a tous les petits déjeuners des autres à préparer !
Par Ata-Ilah Khaouja