jeudi , 26 décembre 2024

LE SECTEUR INFORMEL, UN TROU NOIR DANS L’ÉCONOMIE MAROCAINE

Depuis le début des années 70, le secteur informel a fait l’objet de plusieurs études et travaux réalisés et dirigés par des

Par ELHANAFI AHMED (*)

économistes et universitaires de renom. Cet article se propose d’apporter des éclairages supplémentaires concernant ses caractéristiques, son développement et des ébauches de solutions pour favoriser son insertion dans l’économie organisée.

Valeur aujourd’hui, aucune donnée réelle vérifiable sur le terrain, ne saurait délimiter les contours de ce secteur, et ce pour plusieurs raisons, dont notamment :
– Son instabilité dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace parce qu’un opérateur informel possède une très grande agilité de déplacement (d’un quartier à un autre dans une même ville, ou d’une ville à une autre, voire d’une région à une autre). Dans le temps à cause de la saisonnalité de certaines activités.
– Ses capacités d’adaptation. En effet, un opérateur informel, n’étant soumis à aucune contrainte administrative, financière ou matérielle, peut facilement changer de métier selon les circonstances et les intérêts et profits qui se manifestent à un moment donné.
– L’impossibilité de maîtriser les données socio-économiques le concernant. Cette difficulté découle de la complexité et de la diversité de ce secteur et de l’impossibilité de trouver une empreinte ou une trace quelconque le concernant auprès des organismes officiels ou non officiels (auprès des ONG par exemple).

Ce secteur (l’informel) connaît actuellement un développement fulgurant, et a pris des dimensions incommensurables. Il absorbe une grande partie de la population active et constitue un véritable réservoir de qualifications techniques dans diverses disciplines et un véritable générateur de revenus. Il rassemble une infinité de petits métiers (artisanat, commerce, construction, contrebande, services, tourisme, transport, et autres) qui constituent une richesse considérable non comptabilisée par notre économie.

Ce phénomène a pris naissance à la fin des années soixante, quand le processus d’urbanisation a entamé son ascension dans les grandes agglomérations (Agadir, Casablanca, Fès, Meknès, Oujda, Rabat, Tanger etc.). À partir de cette époque, le taux de la population urbaine par rapport à la population totale a enregistré un bond important en passant de 29% en 1960 à 51% en 1994.

Le développement de l’économie souterraine a également pris un coup d’accélération au début des années 1980, quand le Maroc, a engagé un programme d’ajustement structurel (PAS), pour remettre de l’ordre dans ses comptes publics et améliorer la compétitivité de son économie. Ce programme était axé sur le désengagement de l’Etat, la déréglementation, la promotion du secteur privé et l’ouverture sur l’économie mondiale. Il a été exécuté au détriment d’un secteur social qui n’était pas bien préparé à ces changements stratégiques puisqu’on est passé subitement du « Tout État à Zéro État ».

Le phénomène de l’urbanisation, associé à l’application du Programme d’Ajustement Structurel (PAS), ont poussé, à partir de cette date, une grande partie de la population active arrivée sur le marché de l’emploi, à rejoindre le secteur de l’économie souterraine (ou l’informel).

Un autre phénomène ayant fortement contribué à grossir les rangs des candidats à l’économie souterraine, concerne les déperditions scolaires enregistrées entre les différents cycles de l’enseignement, et qui n’a pas cessé de s’intensifier au cours de ces dernières années. En effet, une bonne partie des adolescents issus de ces déperditions (notamment ceux avec un niveau ou un diplôme universitaire), à cause de l’inadéquation entre la formation et les besoins du marché de l’emploi, se retrouvent souvent dans le secteur informel.

Il faut noter par ailleurs qu’un bon nombre de petites entreprises opérant dans le secteur organisé, virent parfois vers l’informel pour échapper à la complexité, les coûts et la lourdeur des procédures administratives et fiscales. Cette raison est évoquée par la majorité des opérateurs de l’informel pour justifier leur adhésion à ce secteur.

D’un autre côté, le système de production moderne que l’Etat a fortement encouragé depuis quelques décennies, malgré les résultats plausibles qu’il a enregistrés, n’a pu drainer qu’une faible partie de la population active qui s’est retrouvée sur le marché de l’emploi, et qui s’accroît d’année en année.

Le constat qui s’impose à nous aujourd’hui, se résume en les points suivants :
– L’informel est en train de devenir un véritable phénomène de société   dans le paysage des grandes villes, et malgré les avantages qu’il recèle en matière de résorption du chômage, son développement anarchique cache les véritables valeurs culturelles et traditionnelles de notre société.
– Il exerce une concurrence déloyale sur le secteur organisé en baissant sa compétitivité à travers une pression sur les prix, et la qualité des produits et services.
– Il représente un manque à gagner considérable pour l’Etat, et tire vers le bas tous les indicateurs socio-économiques de notre pays. À titre indicatif, le manque à gagner pour l’économie marocaine, engendré par la seule activité de contrebande à partir des enclaves de Ceuta et Melilla, s’élèverait, selon certaines sources à plus de 10 milliards de DH. Par ailleurs certaines études ont estimé le manque à gagner fiscal généré par ce secteur, à plus de 30 milliards de DH.

Avant d’entamer toute démarche pour l’insertion de ce secteur dans l’économie organisée, il est nécessaire d’apporter des réponses claires à deux remarques importantes :
– Toutes les données concernant l’informel sont très approximatives et elles ne peuvent être considérées qu’à titre indicatif, car comme annoncé plus haut, les contours du secteur sont mal connus et très instables.
– L’informel étant devenu un véritable phénomène de société, et comme le changement d’une culture nécessite un travail de longue haleine, tout programme de mise à niveau de ce secteur devra s’étaler sur plusieurs années (10, 15, voir 20 ans). C’est du moins ce que nous apprennent des expériences de régularisation de l’informel réalisées dans certains pays (en Afrique, en Amérique Latine, et en Asie).

Ceci étant, pour aborder la mise à niveau de l’informel une première démarche consisterait à corriger les disfonctionnements qui ont jusqu’à présent entaché nos politiques de développement dans le domaine social et qui ont fortement favorisé l’émergence de l’économie souterraine.

Pour cela, il faut envisager l’adoption par l’Etat d’une véritable politique volontariste visant en premier lieu une nouvelle redistribution budgétaire en plaçant les secteurs de l’enseignement et de la santé parmi ses priorités. Cette démarche donnera un signal fort de la volonté de l’Etat à mettre l’élément humain au centre du processus de développement. Par ailleurs, elle s’inscrit naturellement dans le cadre de la mise en œuvre du nouveau modèle de développement économique actuellement en cours d’élaboration. Elle permettra de rétablir la dignité d’une grande partie de la population active et l’inciter à contribuer davantage à la création de richesse.

Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit pas d’éradiquer totalement le phénomène de l’informel, mission par ailleurs impossible à réaliser. Mais de diminuer son impact négatif sur l’économie nationale à travers une batterie de mesures incitatives d’ordre fiscal, financier et organisationnel, et de le maintenir à un niveau tolérable.
À travers d’un processus basé sur la concertation et le partenariat avec tous les acteurs concernés localement, il sera possible de concevoir de véritables programmes de sensibilisation et d’accompagnement (financier, matériel et technique) permettant aux petits opérateurs de ce secteur de réaliser leurs projets conformément à la réglementation spécifique à chaque domaine économique.

L’implication dans ce processus des collectivités territoriales est fortement souhaitée pour apporter des réponses à quelques problèmes de taille que rencontrent généralement les investisseurs sur le terrain (le foncier, les équipements de base, les locaux professionnels et autres).
D’une manière générale, les principales mesures à envisager dans le cadre du programme de mise à niveau de l’informel s’articulent autour des volets suivants :

 – La fiscalité : accorder des avantages fiscaux aux opérateurs informels qui souhaitent intégrer le secteur organisé (IGR, IS, TVA) ; exonération au démarrage, puis exigibilité progressive, en fonction de l’accroissement du chiffre d’affaires.
– L’organisation du travail : concevoir des contrats type, flexibles, souples et saisonniers permettant une certaine mobilité des employés, avec obligation pour les employeurs de déclarer les salariés auprès de la sécurité sociale moyennant des avantages spécifiques (réduction ou exonération de la contribution pendant une certaine période).
– Le financement : mettre en place des subventions, et des lignes de crédit spéciales auprès des banques, dédiées à cette opération.
– La digitalisation et le e-commerce : encourager l’utilisation de la technologie digitale pour toutes les opérations de commande, communication avec les administrations et les partenaires, déclaration, paiement, et autres.
– Lutte contre la contrebande, la corruption et toute autre activité illégale, pour instaurer la confiance et la sécurité entre les différents opérateurs.
– La formation : Assurer des séances de formation dans différents domaines, pour communiquer aux opérateurs les informations et les nouveautés concernant leurs secteurs.

Dans la pratique toute intervention dans ce secteur devra être décentralisée pour mieux tenir compte des spécificités régionales, et sans distinction entre le rural et l’urbain.
Les grandes entreprises et institutions du secteur privé peuvent également être mises à contribution à travers des programmes de partenariat tripartite état- privé- secteur informel, sachant, qu’une fois intégré dans le secteur organisé, l’informel pourra déployer tout son potentiel pour apporter une plus-value appréciable dans les différents domaines de l’activité économique (agriculture, artisanat, commerce, services, tourisme, transport, etc.).
Ces programmes de partenariat aideront à développer une certaine synergie entre le secteur moderne et un secteur constitué de micro-unités organisées formant le socle du tissu économique national. Ce schéma basé sur la complémentarité des deux secteurs, permettra une meilleure valorisation de nos ressources et favorisera la création de richesse pour la construction d’une économie solide et solvable.

Enfin, Il y a lieu de rappeler la mesure relative à la généralisation de la couverture sociale annoncée par Sa Majesté le Roi lors du discours du trône du 30 juillet 2020. La mise en application de cette mesure qui démarrera en janvier 2021, et dont l’exécution sera étalée sur une période de 5 ans, constituera le noyau central du processus d’intégration du secteur informel dans l’économie organisée. Parmi les mesures d’accompagnement de cette ambitieuse réforme sociale on retiendra essentiellement l’instauration d’une contribution professionnelle unique (CPU) qui constitue un pas déterminant vers l’assainissement de ce secteur. Ce nouveau régime prévu à l’adresse des personnes physiques dont le revenu professionnel est déterminé selon le régime du bénéfice forfaitaire (BF), est conçu de manière à englober plusieurs impôts et prélèvements obligatoires à la fois : IR, Taxe professionnelle, Taxe des services communaux et cotisations sociales. Il présente l’avantage de simplifier les démarches vis à vis du fisc d’une part, et de favoriser la généralisation du système de protection sociale d’autre part. Cette mesure permettra à une infinité de petites activités professionnelles d’exercer dans le formel et de bénéficier d’un système de protection médico-sociale.

En conclusion, il paraît évident que le principal enjeu pour un Maroc de demain, consistera en l’adoption et la mise en œuvre d’un modèle de développement qui accorderait un intérêt particulier à la mise à niveau de ce secteur, et son intégration dans l’économie organisée.
Cette démarche permettra d’atténuer les grandes disparités apparues entre les différentes couches de notre population et entre les différentes régions, et d’assurer une meilleure participation de toutes les forces vives de la nation au processus de développement économique et de création de richesse.

(*) ELHANAFI AHMED Ingénieur Agronome
Ancien Chargé de Mission auprès du Premier Ministre au Maroc
LTE.ma 2024 - ISSN : 2458-6293 Powered By NESSMATECH