Le salon de Maslow et les Autres.
mars 1, 2021
tribune libre
Retour au salon …
L’homme, fragile et ennuyeux quand il est tout seul, doit tout à tous les Autres. Il doit tout à tous ces héros anonymes, qui l’ont protégé à temps contre le déluge de feu et de météorites ; à ceux qui l’ont repêché, juste avant la noyade, lors du déluge d’eau ; à ceux qui étaient à ses côtés au cours du déluge de glace… Il reste tributaire, également, de tous ceux-là qui lui ont évité l’extinction durant le déluge de virus comme ce dernier qui a contraint cet artiste à parcourir un marathon dans le salon de sa caverne…
En effet, souvenons-nous de ce coureur qui, depuis son salon, affichait avec fierté une certaine performance ridicule… Nous y retournons comme promis, car il nous restait encore deux, trois tours à faire, ensemble, dans ce salon pour écouter les murs et les meubles prêts à nous révéler les dernières confidences.
Du village VERS le salon : Maslow démantelé.
Tout d’abord, et par opposition aux autres pièces de la maison : chambres, grenier, cave, cuisine… le salon est l’unique partie de l’habitation où l’on accueille des personnes inconnues qui ne font pas partie du cercle fermé et confiné de la famille. Mieux encore, ce salon, véritable salle d’attente ou d’accueil des Autres, est une sorte d’espace publique au cœur de la grotte entièrement privée.
Mieux enfin, à elle seule, cette pièce mime toute l’agitation qui se déroule dans le village : une véritable ville en plein salon où tous les besoins de Maslow sont satisfaits. Tenez par exemple : sur la grande table, on trouvait quelques boissons et des plats délicieux : café ou restaurant ; sur la table basse : trois journaux et deux revues : kiosque ; sur un mur, une œuvre de peinture et dans un coin une sculpture : musée ; contre le mur d’en face, étagères de livres à lire : bibliothèque municipale ; au fond, une télé où films et scènes défilent : cinéma et théâtre ; et dans l’angle, un tapis de prière, une croix… : lieu de culte ; autour de la grande table, quelques entraînements : stade ou salle de gymnastique ; enfin, entre la télé et le téléphone, un joli bouquet de fleurs et sur un tabouret trois plantes : parc ou jardin public ; et pourquoi pas, face à la fenêtre une cage pour oiseau exotique ou une litière pour animal de compagnie : zoo…
On dirait la pyramide de Maslow brisée en cinq fragments et éparpillée aux quatre coins du salon : de la survie sur la table à manger, de la sécurité criée à la télé, de la réalisation de soi entre prière et lecture, de la reconnaissance et de l’appartenance au bout du fil… Mais « ça, c’était avant! », à l’époque où ce salon recevait, mais recevait exclusivement, le monde perdu et inaccessible à travers une télé qui décrétait le silence, orchestrait les murmures et déclenchait les conversations.
Du salon VERS le village : Maslow numérique.
Or, actuellement, ce même salon qui continue à recevoir, émet. Et il émet beaucoup. Alor sur un bureau, un ordinateur vient de remplacer la télévision condamnée au silence, et, quelques connexions internet tentent de restaurer les débris maslowiens.
Une connexion professionnelle : télétravail ; une autre pour télé acheter : supermarché ; deux visites sur Wikipédia : bibliothèque ; deux séances de jeux en réseau : casino ; quatre heures de partage et d’échange avec sa communauté : vie de quartier ; trois visio-cours suivis d’autant de visio-exercices : école ; quelques visioconférences : vie sociale…
Le salon émet. Sinon comment aurions-nous appris qu’un anonyme de confiné s’agitait chez lui. En effet, c’était depuis son salon à lui et à travers sa petite caméra, que le message de notre marathonien nous est parvenus jusqu’à chez nous. Silencieusement, après un prodigieux relais par un paquet d’antennes, quelques gambades entre deux ou trois satellites et, pour finir, en longeant quelques dizaines de milliers de kilomètres de fibre optique, et voilà le message.
Reprenons : à une époque, le salon ressemblait plus à la caverne de Platon où, autour d’un feu technologique, des ombres étaient projetées sur une paroi murale, c’était la télévision cathodico-analogique du siècle de l’annuaire téléphonique et du télégraphe. Depuis ce matin, nous sommes passés, grâce aux télécoms, au salon actuel qui relève de la vraie compagnie de production de programmes. Finie la réception dictée, place à l’émission à volonté, aux partages généreux et aux échanges réciproques et désintéressés.
Bien mieux : cette maison est devenue une véritable usine à pixels et un infatigable moulin à fréquences, où, notre sportif, ne serait pas le seul à s’agiter. Visiblement, le partage se poursuit dans la cuisine où, le fils aîné de notre athlète, restaurateur, partage avec passion, des cours de gastronomie locale avec ses « followers » habituels. Dans la salle d’à côté, la fille, financière, explique la flambée des cours des crypto monnaies… et depuis le balcon, sa femme, épidémiologiste, offre aux abonnés de sa chaîne, un cours sur les virus, leur propagation et leur extinction…
Il reçoit du monde, via télévision et internet, il échange, virtuellement, avec une communauté via réseaux sociaux et surtout il émet vers d’autres lieux et vers d’autres personnes… Et pourtant, malgré tous ces liens qu’il ne cesse de tisser et de détisser, cet Homme n’est pas si heureux.
Le danger des quatre mêmes mots.
Malgré l’installation confortable de Maslow et de sa pyramide dans ce salon, l’Homme ne se sent pas du tout rassuré sans les Autres. Car, qu’est-ce qu’un salon sans les invités? Un local ou un hangar vides. D’ailleurs, il s’est senti si mal et si seul au milieu de la technologie, qu’il s’est réfugié dans la pharmacie : les ventes des tranquillisants, des anxiolytiques et des antidépresseurs ont explosé durant les confinements.
Malgré les télécoms qui se sont ramifiées dans toutes les pièces, sa forteresse est devenue une ville fantôme. Car, que vaut une ville sans ses habitants et sans les Autres? Au mieux un dortoir et au pire une belle ruine en attente d’être envahie par la nature! Du reste, cet Homme s’est senti si seul et si effrayé qu’il est redevenu furieux et atroce : les homicides, les féminicides, les infanticides… et même les zoocides ont atteint des records.
Cet épisode que nous vivons prouve que le véritable danger n’est pas tant de se confiner ou de se reconfiner entre quatre murs mais plutôt de se retrouver seul entre quatre pauvres mêmes mots. Le péril menaçant, au-delà d’être seul ou seuls, c’est de bégayer toujours les mêmes quatre mots : l’acharnement monoculturel dominant, l’enfermement idéologique identique, l’obstination doctrinaire constante… car la noble nature a horreur du même et ne supporte pas l’identique monoculturel : elle se charge personnellement du déluge de lettres, de pixels, d’images… en provoquant un déluge de feu, d’eau, de virus…
Pour finir, une même culture partout présente enferme et souffle les braises de l’enfer-même-nt : la culture la plus bavarde par ses livres et ses théâtres, par ses modes et ses lois, par ses griffonnages et ses gribouillages, par ses pixels et ses ondes ne doit, quel que soit son prétexte, écraser sous son poids les autres cultures. Aucune culture ne prévaudrait sur les autres cultures en les confinant dans des ateliers d’imitation et de copie, sinon elle deviendrait ce qui est advenu aux cultures grecque et byzantine : un vestige de fables et de mythes, qu’on raconte pour endormir les enfants, ou bien du folklore exposé dans des musées aux touristes de saison … ou enfin cette monoculture se réduirait à du culturisme à l’image de notre marathonien qui s’active, qui transpire… certes, mais qui tourne en rond!
Par Ata-Ilah Khaouja