jeudi , 26 décembre 2024

Intelligence artificielle et politiques publiques- par M. Yassine Lefouili

 M. Yassine Lefouili, maître de conférences à la Toulouse School of Economics (Ecole présidée par le prix Nobel d’économie Jean Tirole) et Directeur du Toulouse School of Economics and Digital Center (TSE).
M. Yassine Lefouili, maître de conférences à la Toulouse School of Economics (Ecole présidée par le prix Nobel d’économie Jean Tirole) et Directeur du TSE Digital center

La plupart des économistes estiment que l’intelligence artificielle (IA) aura un effet majeur sur l’économie. Cet impact dépendra dans une large mesure de plusieurs politiques publiques qu’il est utile de répartir en deux catégories : d’une part, celles qui affectent le développement et la diffusion de l’IA comme la politique de soutien à l’investissement ou la politique de protection des données personnelles et, d’autre part, celles qui traitent les conséquences du recours à l’IA comme la politique de l’emploi ou la politique de la concurrence.

L’IA a deux spécificités qui nécessitent d’adopter des mesures de politique publique particulières. La première réside dans le fait que ses applications touchent pratiquement tous les secteurs, ce qui lui vaut d’être qualifiée de « technologie à usage général » au même titre que la machine à vapeur, l’électricité ou le micro-processeur. Cette caractéristique doit être prise en compte lors de l’élaboration d’une politique de soutien à l’investissement en IA car elle est à l’origine d’un mécanisme économique qui a tendance à engendrer un sous-investissement de la part des acteurs privés.

Pour illustrer ce mécanisme, considérons une start-up qui est active dans le domaine de la reconnaissance faciale. Imaginons que, grâce à ses investissements en recherche et développement (R&D), la start-up en question apporte des améliorations à un algorithme d’apprentissage automatique qui est également utilisé dans le domaine du diagnostic médical. Ces améliorations bénéficient certes à cette entreprise mais elles bénéficient également aux entreprises actives dans le domaine du diagnostic médical, de manière directe si elles peuvent utiliser le même algorithme perfectionné ou de manière indirecte si elles peuvent s’inspirer des améliorations réalisées pour en apporter d’autres elles-mêmes. Nous avons ici une illustration de ce que les économistes appellent une « externalité positive », c’est-à-dire une situation où une action prise par un agent économique profite à d’autres agents économiques.

L’exemple ci-dessus illustre un phénomène plus général, à savoir l’existence d’externalités positives intersectorielles résultant du fait que les investissements dans une application donnée de l’IA peuvent améliorer la technologie d’IA sous-jacente et bénéficier ainsi aux développeurs et utilisateurs d’autres applications de cette technologie. Ces externalités ne sont généralement pas intégrées dans le calcul économique d’une entreprise qui, lorsqu’elle fait face à une décision d’investissement, ne prend pas en compte la valeur totale qu’elle crée mais uniquement la part de cette valeur qu’elle est en mesure de s’approprier. Par conséquent, les entreprises auront tendance à investir moins que ce qui serait souhaitable du point de vue collectif. Ce phénomène de sous-investissement n’est pas propre aux technologies à usage général comme l’IA mais il est accentué dans ce cas par l’existence d’externalités intersectorielles importantes. Ces dernières justifient une politique de soutien à l’investissement plus ambitieuse que pour des technologies moins concernées par de telles externalités.

La seconde spécificité de l’IA sur laquelle il convient d’insister est qu’elle pourrait changer radicalement la nature même du processus de R&D. C’est pour cela que certains économistes considèrent que l’IA est un nouvel outil de recherche et que certains vont jusqu’à la qualifier de nouvelle méthode d’invention.

La première implication de l’utilisation de l’IA comme outil de recherche est qu’il y aura certainement un changement dans le partage entre le capital et le travail dans le domaine de la R&D, avec une baisse de la part du travail au profit du capital. Il est en particulier probable que des tâches de nature répétitive actuellement effectuées par des chercheurs ou des ingénieurs, comme la recherche et la classification d’informations scientifiques, soient de plus en plus souvent confiées à des algorithmes. Le travail hautement qualifié étant une ressource rare et donc une barrière à l’entrée sur le marché de la R&D, il est possible que le recours à l’IA, en détruisant partiellement cette barrière, entraîne une augmentation du nombre d’entreprises actives dans le domaine de la R&D.

Cette vision optimiste d’une IA entraînant une forme de démocratisation de la R&D est malheureusement incomplète. En effet, le recours à l’IA comme outil de recherche peut également s’accompagner de l’instauration d’une nouvelle barrière à l’entrée si l’accès aux données d’apprentissage nécessaires au fonctionnement des algorithmes est limité. Un tel scénario peut se produire pour deux raisons. D’abord, un acteur dominant peut être tenté de restreindre l’accès à ses données d’apprentissage pour asseoir sa position de leader. Ensuite, il est possible que des entreprises veuillent s’engager dans des transferts de données mais qu’elles ne puissent pas le faire de manière efficace en raison de l’absence d’un marché organisé sur lequel pourraient avoir lieu de telles transactions et des risques juridiques qu’elles pourraient engendrer. Une intervention publique est souhaitable dans ces deux situations. Dans la première, les autorités publiques ne doivent pas hésiter à utiliser les outils de la politique de la concurrence pour mettre fin à une éventuelle pratique anticoncurrentielle de l’acteur dominant ou, encore mieux, la dissuader. Dans la seconde, elles doivent encourager l’émergence d’un environnement propice aux transferts de données d’apprentissage en fournissant notamment un cadre juridique favorable à de telles transactions.

(*) : M. Yassine Lefouili, maître de conférences à la Toulouse School of Economics (Ecole présidée par le prix Nobel d’économie Jean Tirole) et Directeur du Digital center (TSE). Ses domaines de recherche principaux portent notamment sur la politique de concurrence et les aspects économiques de la propriété intellectuelle. Ses recherches ont été publiées dans plusieurs revues de références comme le RAND Journal of Economics.

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