jeudi , 31 octobre 2024

Entretien en duo avec le professeur M.Mustapha Ouladsine et le Docteur M. Stéphane Dellaiux sur la place de l’intelligence artificielle dans la santé numérique.

Mustapha OULADSINE, Professeur des Universités classe exceptionnelle en Génie informatique et automatique, Vice-président d’Aix-Marseille Université délégué au numérique et intelligence artificielle pour la recherche, ex-Directeur du Laboratoire d’Informatique et Systèmes de 2018-2020 et ex-Directeur du Laboratoire des Sciences d’Information et des Systèmes de 2008 à 2018. Il est spécialiste de traitement de données et de l’IA pour l’aide au diagnostic. Porteur de l’Institut Laënnec en Sciences Numériques et Intelligence Artificielle pour la Santé d’Aix-Marseille Université. Il est aussi co-fondateur et conseiller scientifique pour la start-up WitMonki.

Stéphane DELLIAUX, MD-PhD
Le docteur Stéphane Delliaux est Maitre de Conférence des Universités – Praticien hospitalier au Centre Hospitalo-Universitaire de Marseille, Marseille, France. Spécialisé en Anesthésiologie – Réanimation chirurgicale et en physiologie médicale humaine il exerce au Centre de Recherche en CardioVasculaire et Nutrition (C2VN) de la Faculté des Sciences Médicales et Paramédicales de Marseille ainsi qu’au Laboratoire d’Explorations Fonctionnelles Respiratoires et à l’Exercice de l’Hôpital Nord de Marseille. Co-porteur de l’Institut Laënnec en Sciences Numériques et Intelligence Artificielle pour la Santé d’Aix Marseille Université il est aussi co-fondateur et conseiller scientifique et médical pour la start-up WitMonki.

  • Lte magazine (Khaouja) : Quelle place a l’IA dans le système de la santé actuellement ? et comment elle va-t-elle évoluer dans l’avenir avec les nouvelles technologies ?

Réponse de M. Ouladsine : A l’heure du tout numérique et de l’intelligence artificielle, le domaine d’application qu’est la santé et la pratique médicale ont tout à bénéficier des avancées technologiques du monde digital. L’IA et le numérique pour la Santé doivent sortir de nos laboratoires de recherche au profit des patients afin de transcender la pratique médicale empirique habituelle et la pratique médicale systématique nouvelle, mais encore artisanale. Cette nouvelle pratique permettra le développement d’une médecine de pointe, s’appuyant sur les techniques de modélisation, de simulation, de l’intelligence artificielle, de la robotique et de l’instrumentation intelligente dont l’objectif de disposer d’une médecine performante pour tous et partout.

Devant ces nouveaux enjeux que sont la tendance inéluctable prouvée par le positionnement dans ce domaine des géants du numérique, par une attente sociétale forte d’une médecine 4P (préventive, prédictive, personnalisée et participative); et également devant de nouvelles opportunités qui se caractérisent par une évolution majeure dans de nombreux domaines concernés, par le fait aussi que l’évolution technologique aussi bien au niveau matériel que logiciel a atteint une maturité certaine, les scientifiques (médecins, mathématiciens, physiciens, informaticiens, etc) doivent travailler la main dans la main pour bâtir un écrin d’interdisciplinarité au service des patients et pour apporter la puissance du numérique et de l’IA au lit du patient.

Plusieurs pays font de ce thème leur priorité et il fait partie de leur stratégie d’innovation. Pour ce qui concerne le positionnement de cette activité en France, il y a eu, suite au rapport de Cédric Villani (mathématicien et homme politique français), la création de 4 instituts 3IA et tous font de la santé un de leurs axes stratégiques. On trouve aussi au cœur du plan de relance présenté par l’état au travers du Programme d’Investissements d’avenir (PIA4) que le numérique et un pilier majeur et la santé en fait partie. L’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) fait de l’IA en santé un axe stratégie de recherche et à cela vient s’ajouter en 2019 la création, par le ministère de la santé, du Health Data hub pour faciliter l’utilisation des données de santé.

Par ailleurs, plusieurs projets associant médecins, informaticiens, mathématiciens et physiciens émergent en France, on peut citer par exemple le projet IHU Lyric de Bordeaux qui est un institut de rythmologie et de modélisation cardiaque. On trouve aussi le projet CONDOR de Strasbourg qui est autour du développement d’une tour de contrôle des blocs opératoires pour un pilotage temps réel et automatisé des interventions chirurgicales. Et enfin le projet Paris-Santé campus qui est un institut en numérique et IA pour la santé dont la création a été annoncée en décembre 2020 et relèvera d’un partenariat public privé. Nous participons à cette dynamique nationale puisque depuis 2018 nous œuvrons à la création, à Aix-Marseille Université, d’un institut en science du numérique et intelligence artificielle pour la santé, en partenariat avec les établissements de soins APHM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille) et l’IPC (Institut Paoli-Calmettes qui est un centre de Lutte Contre le Cancer). Cet institut permettra d’offrir tout particulièrement une chaine de valeur continue depuis la recherche fondamentale jusqu’à l’application médicale. De grandes université comme Oxford, Standford, Berkeley, MIT et d’autres font également de ce thème de l’Intelligence Artificielle appliquée à la santé un axe stratégique de leurs établissements.

Ce sujet est tellement prometteur que les GAFAM (Géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) développent et financent de plus en plus des programmes de recherche dans ce domaine à l’image du programme ALPHABET développé par GOOGLE. On remarque également le positionnement des industries du secteur électronique comme le programme Watson d’IBM ou le programme SAFFRON d’Intel et des industries pharmaceutiques comme l’alliance Pfizer/Novartis/Sanofi. Nous ne sommes donc plus dans la science-fiction, mais bien dans un réel immédiat face auquel notre système doit s’adapter pour incuber une innovation en IA respectueuse des principes qui fondent notre système de santé.

Rien ne se fera, à mon sens, sans les professionnels soignants. Ils sont des acteurs absolument essentiels de la réussite de ce changement. Leurs métiers vont profondément évoluer et leurs formations initiale et permanente doivent pouvoir être adaptées le plus tôt possible afin d’intégrer cette révolution digitale. Ce n’est qu’en conjuguant les différentes compétences et en mettant l’humain au centre de nos réflexions qu’on pourra réussir cette transformation de la pratique de la médecine. Cette transformation, si elle est bien menée, pourra amener une meilleure prise en charge des patients, apporter des solutions aux déserts médicaux, être source d’apports très significatifs dans les exercices des métiers du monde de la santé.

  • Lte magazine : L’IA dépend de l’existence de données électroniques sur notamment les patients. On sait qu’actuellement il existe un manque de ces données dans plusieurs pays. Que proposez-vous pour permettre au Maroc d’accélérer la mise en place de ces bases de données utiles afin de ne pas rater le train de la santé numérique et de la santé de l’IA ?

Réponse de M. Ouladsine: Une des difficultés majeures de la recherche en IA pour la Santé concerne l’accès à des données de santé ou médicales réelles, de qualité, et robustes. Ces données de santé sont d’ores et déjà le nerf de la guerre, mais aussi l’or noir de l’IA en santé et médecine. Les différents établissements, aussi bien les universités, les organismes de recherche et les établissements de soins, sont tous des producteurs majeurs de données de santé pertinentes (données de soins hospitaliers, données de la médecine préventive universitaire et hospitalière, données de recherche colligées à l’hôpital ou à l’université, données issues des plateformes dans nos laboratoires de recherche, etc.). Cependant, ce qui nous manque, ce sont des structures facilitant leurs utilisations par les chercheurs. Nous pensons qu’il est temps que ces différents acteurs s’associent, au moins à l’échelle de chaque pays, pour développer l’accès à leurs données. Cela pourra se faire en mettant en place un ou des socles opérationnels ainsi que des plateformes facilitant le partage et la réutilisation dont le respect des règles de chaque établissement concerné. Il faudra constituer et mettre à disposition des chercheurs des corpus de données de santé, anonymisées et respectant le principe de FAIRisation des données (pour rendre leur réutilisation possible à tout moment). Ces corpus seront constitués de données structurées et non-structurées (pour rappel, en France, on estime généralement que 80% des données d’un dossier patient informatisé sont textuelles) issues de la pratique médicale courante et/ou d’études ciblées spécifiques. L’anonymisation des données de santé est un domaine de recherche en soit qu’il faudra mobiliser.

L’émergence de ces entrepôts de données nécessitera premièrement de recenser les données pertinentes qui pourraient être réutilisées (données issues de nos différents projets de recherche en santé, des établissements de soins, etc) faire en sorte que ces données répondent aux standards de sécurité et à la réglementation actuelle en matière de respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Deuxièmement, il faudra, aussi veiller à l’interopérabilité en favorisant l’usage des formats interopérables et des standards syntaxiques et sémantiques pour harmoniser les données afin de faciliter leurs traitements, leur partage et la réutilisation.

Un point aussi important est que la création de ces entrepôts de données de santé à vocation recherche, nécessite des moyens remarquables et modernes aussi bien d’hébergement/stockage que de calcul (accès au calcul de haute performance). C’est ainsi, qu’on France une politique de développent des Mesocentres (pour le calcul) et des Datecenter pour le stockage des données a été mise en place depuis plusieurs années.

Les données de manière générale et plus particulièrement les données de santé représenteront le pétrole de demain. La génération des entrepôts de données de santé doit faire partie de la stratégie de développement de nombreux pays émergents comme le Maroc. Si l’intelligence artificielle est souvent considérée comme un luxe accessible seulement aux puissances occidentales, elle représente à mon sens un vecteur de développement pour les autres. Par exemple dans le domaine de la santé et au regard du fait que le Maroc est un pays à forte composante rurale souffrant de déserts médicaux, l’utilisation du numérique et de l’IA, des dispositifs médicaux connectés et la télémédecine représentent une opportunité pour y faire face.

  • Lte magazine : Il existe déjà certaines solutions santé se basant sur l’IA et d’autres en cours de développement. Est-ce que le Maroc doit les adapter ou bien il doit concevoir de nouvelles pour tenir compte de ses spécificités ?

Réponse de M. Ouladsine: les applications de l’IA en santé sont diverses et nombreuses. Lors du CES à Las Vegas de 2018 (le rendez-vous mondial des innovations technologiques grand public), il a été beaucoup question d’intelligence artificielle au service de la santé. Les assistants virtuels s’intègrent dans le quotidien des patients et les objets connectés se positionnent pour renforcer leurs capacités de prédiction et d’analyse. Ainsi, l’intelligence artificielle permet de développer des objets médicaux intelligents facilitant le diagnostic (Deux startups françaises ont ainsi donné vie à « Motio », une montre intelligente qui lutte contre l’apnée du sommeil dont souffrirait 6% de la population mondiale). L’intelligence artificielle est un précieux outil de prévention et de pistage des épidémies. Des outils existent déjà pour la médecine prédictive, prédire une lésion rénale 48 heures avant qu’elle ne survienne ? C’est possible grâce à DeepMind, prédire la maladie d’Alzheimer en analysant des images cérébrales ou un échantillon sanguin, prédire des accidents cardiaques en fonction d’un électrocardiogramme (ECG), etc. L’IA est aussi utilisée pour le développement de nouveaux médicaments (en étudiants des milliards de molécules, l’intelligence artificielle est capable de prédire celles qui vont correspondre à un récepteur de cellule ou d’un virus). Des implants et dispositifs intelligents existent déjà (une prothèse de genou qui surveille les contraintes biomécaniques, une lentille de contact bionique qui assiste les non-voyants, une main robotique contrôlée par la pensée, pansement connecté qui détecte et prévient les infections, T-shirt intelligent pour mesurer la fréquence cardiaque et les données respiratoires, etc). La question qui se posera demain c’est comment insérer tous ces outils déjà existants pour une meilleure pratique des soins.

Les compétences et le savoir existent au Maroc, l’IA se développe aussi au Maroc dans divers domaines et des projets de recherche sont soutenus à l’instar du programme Al Khawarizm lancé en 2019. Cependant, dans le domaine de la santé, je pense que le Maroc doit dans un premier temps travailler à mettre en place des processus pour sensibiliser les médecins d’aujourd’hui et de demain à l’usage du numérique et de l’IA. Un des processus pourra être dans le cadre de leur formation. En effet, Il n’existe pas, à ma connaissance, de formation initiale dédiée aux sciences numériques et à l’IA à destination des étudiants en médecine. Or, demain, ces médecins auront à utiliser toute sorte d’outils numériques dont l’IA et ne seront pas armés pour exercer leur expertise de façon éclairée et critique. La génération actuellement en formation est née avec les ordinateurs, internet et les smartphones. Le but est de leur donner les bases nécessaires à la compréhension des outils de demain, actuellement en développement. Nous pensons qu’il est primordial de commencer à proposer des formations en sciences numériques et à l’IA pour la santé.

Réponse de M. Delliaux : Imiter et reproduire ce qui marche est malin et fait gagner du temps mais cela n’a jamais permis d’être devant ni d’être indépendant. En revanche, imaginer, créer, bâtir sa vision et tracer sa propre route permettra toujours d’être le premier et autonome. Ce qu’il y a de bien avec le numérique et l’IA c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être un pays très riche pour se les approprier. Ce n’est pas comme construire des centrales nucléaires ou développer une industrie du tourisme performante, qui nécessitent des infrastructures lourdes. Le numérique et l’IA relèvent majoritairement du travail intellectuel, et à ce titre, tout pays est capable de mettre à profit le génie humain de sa population pour y contribuer, y compris de façon majeure. Le Maroc n’y déroge pas. Il n’y a pas de raison que les marocains ne puissent pas apporter leurs pierres à l’édifice, aux marocains de choisir l’architecture qu’ils veulent donner à cet édifice. Certes le Maroc peut choisir de mettre en place des solutions éprouvées ailleurs (aux Etats-Unis, en Chine, en France ), mais il peut aussi choisir de faire un diagnostic de ses besoins spécifiques et de trouver les ressources internes pour proposer un traitement idoine. C’est au Maroc de faire ce choix, mais il n’est pas écrit qu’il doive être timide et suiveur en la matière. Une politique ambitieuse en numérique et IA pour la santé est possible.

  • Lte magazine : La télémédecine existe depuis fort longtemps mais a connu un essor spectaculaire particulièrement avec le confinement imposé face à coronavirus. Comment l’IA peut améliorer la téléconsultation et la télémédecine pour la rendre plus utile et plus pratique ?

Réponse de M. Delliaux : La télémédecine en général et la téléconsultation en particulier ne datent pas d’aujourd’hui. Jusqu’à récemment, elle était pratiquée entre professionnels de santé. Quel médecin n’a pas téléphoné à un confrère pour un avis téléphonique spécialisé éclairé ? Ce qui a vraiment changé, c’est la démocratisation de cette approche qui ne relie plus que deux professionnels de santé, mais un professionnel et un patient. Cela a été rendu possible grâce aux développements technologiques : technologies de communication, infrastructures réseaux, débit de données, applications, ergonomie des interfaces utilisateurs etc. La révolution des smartphones pour faire simple. Aujourd’hui, la plupart des médecins, mais encore plus intéressant, la plupart des patients, peuvent être en contact dématérialisé s’ils sont équipés ne serait-ce que d’un smartphone. En 2018, cela représente dans le monde 5,1 milliards d’utilisateurs mobiles uniques dont 67% de smartphones. Ça donne le tournis. Or les patients de demain seront tous issus de la génération née avec un smartphone dans les mains. Cela ne peut aller que crescendo. L’accélération de l’utilisation de la téléconsultation et de la télémédecine que nous avons connue depuis la pandémie de COVID-19 n’est que le début. Alors, comment l’intelligence artificielle, autre marqueur fort des développements technologiques de cette décennie et des décennies à venir va pouvoir améliorer la téléconsultation et la télémédecine. Nous voyons au moins deux contributions majeures potentielles. Tout d’abord la classique médecine dite 4P : personnalisée, prédictive, préventive, et participative. L’intelligence artificielle et les sciences numériques de façon plus générale ont vocation, entre autres, à optimiser la personnalisation de la prise en charge des patients, c’est à dire à être le plus spécifique possible pour un individu donné et de sortir de l’approche de statistique de groupe pour la prise de décision médicale. Par ailleurs, la multiplication des capteurs, leur nomadisme croissant, et les facilités de recueil et de transfert d’informations médicalement pertinentes sont une opportunité de détecter, grâce entre autres à l’IA, des évènements médicaux à un stade infra-clinique et d’être dans la prédiction et la prévention. À l’heure du tout numérique et au même au XIXème siècle, le vieux proverbe « Mieux vaut prévenir que guérir » reste particulièrement d’actualité. Cette approche ne peut se faire qu’avec le consentement du patient bien évidemment mais aussi et surtout sa participation. Ainsi facilitée, la surveillance de l’état de santé des individus risque d’être confrontée à un goulet d’étranglement, celui de la masse de données acquises à traiter par les médecins. Et c’est là que l’IA entre à nouveau en jeu. La deuxième contribution majeure identifiée dans le cadre de la télémédecine/téléconsultation prend la fonction de filtre. Afin de limiter les ressources médicales expertes forcément rares et précieuses, l’IA doit proposer un premier filtre afin de sélectionner uniquement les cas nécessitant un avis médical. Les données acquises ainsi automatiquement traitées, l’IA permettra d’aiguiller les patients auprès des ressources idoines alors optimisées. Entendons-nous bien. Le numérique et l’IA n’ont pas vocation à remplacer l’humain mais à lui apporter un support au travail du quotidien. Le facteur humain étant indispensable à la pratique médicale, le numérique et l’IA ne sont et ne seront qu’un medium de haute voire très haute technologie au service du patient en tout premier lieu, du médecin ensuite, et enfin de leur colloque singulier qui reste l’essence même de l’acte médical.

  • Lte magazine : Les applications IA évoluent rapidement d’une part et d’autre part la chaine reliant le patient au médecin s’élargit à d’autres acteurs comme les concepteurs d’algorithmes par exemple. Comment doit-on envisager la collaboration entre les politiques, les chercheurs pour la conception d’une nouvelle éthique en la matière ? Ne faut-il pas envisager un autre serment « d’Hippocrate » pour intégrer l’ensemble des acteurs qui interviennent dans cette chaine pour ce serment ?

Réponse de M. Delliaux : Je ne crois pas qu’il faille un autre ou un nouveau serment d’Hippocrate. Il est suffisamment et intrinsèquement puissant et robuste. Et il n’est opposable qu’au médecin. C’est lui qui, in fine, prend des décisions médicales et actes. Nous pensons plutôt qu’il est primordial que les médecins soient formés et accompagnés dans cette mue technologique qui disons-le, submerge ou submergera la profession médicale. Nous nous efforçons à cela. Par ailleurs, un dispositif matériel ou logiciel à vocation médicale qui se revendique comme tel et prêt à être mis sur le marché doit obtenir au préalable à toute exploitation commerciale un marquage CE dispositif médical. Ce marquage est le garant d’un service médical rendu et donc indirectement le serment d’Hippocrate des entreprises qui les développent. L’intelligence artificielle ne déroge pas à cette règle. Enfin, un autre garde-fou éthique est celui des finances, car comme tout le monde le sait, l’argent est le nerf de toute guerre, fusse-t-elle contre la maladie. Sans argent, il n’y a pas de recherche médicale, pas d’industries de la santé, et au final pas de politique de santé. Une façon claire et incitative au développement d’outils y compris logiciels adoptant l’IA est de ne financer que les projets éthiquement raisonnables. Seule les recherches et développements bienveillants, mettant réellement le patient ou la société au cœur du projet développé, doivent être financés. C’est aux financeurs de prendre parti et de s’engager. Certains le font pour l’écologie, d’autres pour le développement durable, il faut le faire aussi pour du numérique et de l’IA éthiques en santé. C’est avec cette vision que nous développons l’ensemble de nos projets en lien étroit avec des représentants des usagers d’une part (associations de patients) et avec des représentants des sciences humaines et sociales, des philosophes et en particulier des éthiciens d’autre part. Ne nous mentons pas. La santé est un business, certains disent même un business comme les autres. A nous futurs utilisateurs, en tant que patients, mais aussi et surtout en tant que professionnels de santé d’être exigeant et bienveillants. Nous aurons demain le monde que nous créons aujourd’hui.

Réponse de M. Ouladsine: Pour que l’utilisation de l’IA puisse s’inscrire dans une activité durable, il faut mettre l’Humain au cœur de toutes les réflexions. L’arrivée, accélérée, de l’IA et du numérique dans le domaine de la Santé soulève des problèmes éthiques principalement liés à l’utilisation de données sensibles qui se retrouvent stockées dans de grands entrepôts, hébergées dans l’espace virtuel d’un Cloud. Ces données doivent pouvoir servir à d’autres chercheurs que ceux qui les ont initialement collectées pour en tirer le maximum d’informations. C’est ainsi, qu’on perçoit les risques de dérives et l’enregistrement de ces données fait peser aussi une menace sur le secret médical réservé à la relation médecin-malade. L’intelligence artificielle doit être vue comme un outil complémentaire nécessaire pour contribuer à l’amélioration de la pratique médicale de demain en se substituant à l’humain sur des tâches répétitives, car le médecin soigne un malade dans toutes ses dimensions (émotion, sentiment, etc) et l’IA analyse une maladie caractérisée par des données. Comme l’homme n’est pas la sommation de ses données, l’IA ne remplacera jamais le rôle humain du médecin.

  • Lte magazine : Comment il sera envisager l’implémentation de la médecine dite 4P tout en respectant la protection des données personnelles des patients ?

Réponse de M. Delliaux : La question de la protection des données personnelles et en particulier celle des données de santé est, à mes yeux, un faux problème. Les médecins ont toujours été confrontés au secret médical, hier comme aujourd’hui. Il leur est même opposable, c’est-à-dire qu’il est de la responsabilité juridique du médecin de s’assurer du respect du secret médical, y compris par les personnes travaillant avec lui. Cela ne va pas changer demain, même avec l’irruption des outils numériques dans la pratique clinique quotidienne. Or nous sommes confrontés à une dérive d’usage qui consiste, du fait de la facilité d’utilisation des smartphones ou des messageries électroniques d’une part et au manque de temps médical d’autre part, en l’utilisation abusive et non sécurisée des outils numériques mis à dispositions par les géants du numérique. Cela concerne le médecin tout autant que le patient. Qui n’a pas reçu ou envoyé des messages à teneur médicale par messagerie électronique grand public ? Quand ce n’est pas l’envoie de photos d’examens médicaux, de résultats de sérologie, etc. Et la COVID-19 n’a pas arrangé les choses. Le médecin est responsable du maintien strict du secret médical et doit en être le garant, le patient, lui, ne peut un jour être exigeant et le lendemain demander à son médecin de ne pas l’être. La seule solution, à mes yeux, est de s’astreindre au respect des standards exigés par les autorités règlementaires et juridiques en la matière, même si cela ajoute de la lourdeur à la relation patient-médecin. Aux politiques d’exiger des développeurs, au travers des normes opposables et des organismes notifiés certificateurs, la mise sur le marché de produits sûrs. La technologie existe. La loi du marché fera le tri entre les bonnes solutions et les moins bonnes. Encore une fois, la bienveillance et le bon sens doivent l’emporter sur les discours alarmistes, sans toutefois être candides. Les données de santé sont le pétrole de demain et à ce titre sont l’objet de tentatives de pillage, les données de santé sont des données sensibles et à ce titre sont l’objet d’utilisations détournées et discutables voire malveillantes. Le vrai problème n’est pas la sensibilité ou la protection des données de santé, mais bel et bien la volonté et la motivation de ceux qui veulent s’en servir.

Cet entretien a été réalisé en français.

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