Le présent article a pour objet de poser la problématique de la prolifération du phénomène de commerce informel en ligne, qui s’exerce au mépris des règles commerciales et fiscales, ainsi que de celles en relation avec le monde du travail et de la sécurité sociale. Le distinguo étant fait avec les commerçants en ligne, qui sont en situation régulière vis-à-vis de ces obligations.
La crise liée à la pandémie de COVID-19 a accéléré l’expansion du commerce électronique en général et particulièrement celui de l’informel. Cette croissance a permis aux consommateurs d’accéder à une large gamme de produits tout en restant chez eux.
Graphique 1. La pandémie de COVID-19 a entraîné une augmentation de la part du commerce électronique dans le commerce de détail total
Source : Graphique élaboré par l’OCDE à partir des données du Census Bureau des États-Unis, de l’Office for National Statistics du Royaume-Uni et d’Eurostat.
Ce type de commerce constitue l’une des principales nouvelles facettes de l’économie informelle.
Ce faisant, ce phénomène n’accentue pas seulement le poids de l’économie informelle, dans la chaîne de création des valeurs, mais comporte aussi une incidence fiscale directe, se traduisant par un manque à gagner considérable pour l’Etat, faute d’identification de ce type d’opérateurs et de leur localisation géographique.
Ce type de commerce (appelé autrement e-commerce informel, ou commerce électronique informel) vient s’ajouter aux anciennes composantes du commerce conventionnel clandestin (exercé dans des maisons ou magasins non agréés) et de celui exercé par les commerçants ambulants.
Sans pour autant avoir la prétention de décrire les voies et moyens à même de contrôler cette activité, dont la complexité est multidimensionnelle, l’article se propose d’émettre quelques propositions susceptibles d’enrichir la réflexion, en vue d’une réintégration dans l’économie formelle et pourquoi pas, d’une taxation ultérieure.
Caractéristiques et critères de différenciation du commerce en ligne
Mise en évidence des traits comparatifs entre le commerce classique et le commerce électronique
Les principaux éléments de divergence entre ces deux formes d’activité s’illustrent sommairement dans le tableau ci-après :
Commerce traditionnel |
Commerce en ligne |
Utilisation d’un support traditionnel : papier et autres matériaux physiques |
Utilisation d’un support informatique |
Marché se déployant dans un lieu physique |
Marché virtuel composé de cyber-consommateurs |
R e n c o n t r e p h y s i q u e entre les acheteurs et les vendeurs (sauf dans certains cas comme les ventes par catalogues) |
Réalisation des transactions à travers des liaisons informatiques |
Paiement en numéraires dans la majorité des cas |
Pour l’essentiel, r è g l e m e n t p a r transactions numériques de compte à compte |
Utilisation de liens postaux ou de moyens de transport avec des contraintes de délai |
L i v r a i s o n i n s t a n t a n é e p a r télécommunications et/ou médiate par livreur |
Le commerce en ligne peut être exercé à titre exclusif, de même qu’il peut être combiné avec une activité de commerce traditionnel.
Sur un autre plan, et tout au moins dans ses formes hybrides, on peut se trouver en présence d’un commerce partiellement en ligne, qui rallie à la fois des caractères de e-commerce et d’autres inhérents au commerce conventionnel.
Les différentes formes de commerce électronique
Le monde du e-commerce, qui est très vaste, peut être classifié selon plusieurs critères de classification, dont celle selon le profil commercial (qui vend et qui achète) : principalement Business-to-Business ou business-to-consumer ; ou selon le modèle commercial (boutiques en ligne; adhésions : clients effectuant des achats récurrents ; Marketplaces : sites web dans lesquels différents vendeurs proposent divers produits ou services : formations, conseils, coaching…
Graphique 2. Requêtes de recherche Google sur le terme « livraison » dans quelques pays de l’OCDE (de février à avril 2020)
Note : L’axe vertical représente les requêtes de recherche (toutes catégories) sur le terme « livraison » (ou le terme équivalent dans chaque pays) à une date et pour un pays donnés, par rapport au nombre maximum de requêtes sur le terme « livraison » (valeur de 100) observé pour la période et les pays considérés. Source : Graphique élaboré par l’OCDE à partir de Google Trends et de l’Oxford COVID-19 Government Response Tracker.
Avantages et désagréments de l’e-commerce
L’engouement que connait le commerce en ligne, à l’échelle internationale, n’est pas fortuit. En effet, il comporte de nombreux avantages, mais aussi des inconvénients. Parmi les avantages, on peut citer :
-
La possibilité de s’installer librement à son compte ;
-
Le ciblage d’une plus grande clientèle, donc un marché plus large avec des marges consistantes,
-
Un budget très accessible, avec des moindres coûts ;
-
La possibilité de vendre à plusieurs clients et en même temps ;
-
Activité présentant un certain confort au profit des clients ;
-
Activité accessible en permanence sur la toile (7j/7 et 24h/24) ;
-
Commerce flexible, car possibilité de diversifier les produits selon la conjoncture ou les souhaits du commerçant électronique.
Les désagréments du commerce en ligne, qui s’apparentent plutôt à des défis souvent surmontables, sont : Manque de confiance systématique chez le client potentiel, car les produits ou services lui sont proposés de manière virtuelle ; connexion Internet toujours indispensable, concurrence assez rude (e-commerce étant facilement accessible à tout le monde), nécessité de connaître un minimum de connaissances informatiques et enfin, risque de survenance d’incidents techniques sur la toile.
Graphique 3 : Le secteur informel au Maroc
Problèmes soulevés par le commerce informel en ligne et risques encourus en cas de non-intégration dans le circuit formel
La question de réintégration du commerce informel en ligne est une problématique fort complexe car :
1/ Elle s’impose aux Etats et exerce sur eux une incidence directe individuellement et collectivement, alors qu’elle revêt un caractère supranational, eu égard au caractère universel et transfrontalier du net, qui en est la plateforme ;
2/ Le fait qu’elle soit adossée à cette plateforme virtuelle et universelle, cette activité de commerce en ligne informel échappe à tout contrôle de la part des Etats. Dès lors, les principes de territorialité et de souveraineté intra-étatiques n’y trouvent plus aucune traduction ;
3/ La problématique est d’autant plus complexe car elle interpelle les géants de l’internet, de vrais mastodontes qui sont connus par leur puissance et leur lobbying.
4/ Elle est aussi complexe, car elle ne peut être résolue sans la volonté et la participation effectives de l’ensemble des Etats concernés, voire avec l’appui et le soutien des superpuissances .
5/ Enfin, la problématique est aussi difficile à cerner car elle soulève le grand déphasage que le commerce en ligne enregistre par rapport au droit, qui n’évolue pas à la même cadence que cette activité.
Le principal motif de la « diabolisation » du commerce informel en ligne réside dans le fait qu’il s’agit d’une activité non déclarée, illicite, déloyale, non identifiée et mal localisée.
Il s’agit, ensuite, d’une activité qui livre une concurrence injuste et déloyale vis-à-vis du commerce structuré, lequel emploie de la main d’œuvre déclarée et contribue aux recettes fiscales du pays.
En effet, toute activité économique déclarée, quel qu’elle soit, est censée contribuer au financement des charges publiques. La Constitution marocaine est suffisamment claire quant à l’obligation, pour tous les citoyens, de participer solidairement et proportionnellement à leurs facultés contributives, à la couverture de ces charges (articles 39 et 40).
Or, manifestement, le commerce informel en ligne connait, depuis longtemps, un essor considérable, sans pour autant que ses opérateurs aient le réflexe d’accomplir leur acte de citoyenneté, en s’acquittant de leurs obligations fiscales et de sécurité sociale. Bien plus, ce type de commerce serait enclin à aggraver l’évasion, la fraude, la pression et l’injustice fiscales.
La taxation du commerce électronique informel pourrait créer des distorsions sur le marché, en désavantageant les entreprises structurées, qui payent leurs impôts et font l’objet de contrôle fiscal épisodique. Bien plus, les commerçants officiels pourraient être tentés de réintégrer le e-commerce informel et donc la clandestinité, ou, du moins, de se livrer aux pratiques d’évasion et de fraude fiscales. Sans pour autant occulter le fait que le commerce informel en ligne est susceptible de contribuer à annihiler les efforts consentis par l’Etat, en vue de promouvoir l’investissement.
Argumentaire en faveur de la régularisation de la filière des commerçants informels en ligne, dans la perspective de leur imposition
Compte tenu de ce qui précède, il devient impératif de chercher les voies et moyens, en vue de réintégrer cette activité dans le circuit officiel, seul gage de sa légalité et de sa normalité.
Conscient de cette problématique, l’Etat avait consenti des efforts louables, dans ce domaine, notamment par la tentative de bancarisation des activités économiques informelles (30% du PIB, d’après Bank Al Maghrib ), et les différentes incitations qui leur étaient accordées. Mais force est de constater aujourd’hui, que malgré ces efforts, les résultats enregistrés restent particulièrement mitigés, principalement à cause du sentiment de méfiance des agents économiques informels, vis-à-vis de ces tentatives.
Le problème est donc loin d’être dérisoire et il va falloir que l’Etat, en se basant sur un benchmark sélectif, fasse preuve de plus d’ingéniosité pour récupérer cette catégorie de e-commerçants, à travers une série de mesures plus incitatives de reconversion, ou à travers des propositions de réinsertion alternatives.
Sur un autre registre et sur le plan purement fiscal, la normalisation du commerce informel en ligne se trouve justifiée par de nombreux arguments, dont on peut citer ci-après les principaux :
-
Conformité par rapport aux textes constitutionnels, légaux et réglementaires ;
-
Egalité des chances pour l’ensemble des commerçants et esprit d’équité pour tous ;
-
Prévention de la prolifération incontrôlée du commerce électronique, qui pourrait aboutir à la désaffection du commerce officiel taxable ;
-
Mise à disposition de l’Etat de ressources, lui permettant de faire face à l’accroissement des charges publiques.
Cette régularisation constituerait l’une des principales modalités d’élargissement de l’assiette fiscale, à travers une juste fiscalisation du commerce électronique informel, en cas de réalisation de bénéfices. Cette taxation, qui s’effectuerait suivant des taux optimums, serait un gisement fiscal important dans l’avenir.
Toutefois, les caractéristiques intrinsèques du commerce électronique à savoir qu’il est un commerce à distance, sans frontières, et que son processus contractuel est dématérialisé, influencent son régime juridique et fiscal et posent de sérieux problèmes aux administrations fiscales.
Ces problèmes se manifestent d’abord dans la difficulté de déterminer l’assiette de l’impôt du fait de la dématérialisation de ce dernier. Le deuxième problème concerne le calcul de l’impôt et la définition d’un établissement stable pour celles-ci. Enfin, le dernier problème est celui du recouvrement des impôts et taxes, autrement dit, comment identifier les redevables et auprès de qui prélever les taxes ? Cette perspective se heurte, en plus, à d’autres obstacles additionnels :
-
Complexité des opérations du commerce en ligne ;
-
Problème de détermination de la source du revenu imposable ;
-
Problème de mise au point d’une formule de taxation optimale et équitable.