L’invasion des puces
Par Ata-Ilah Khaouja
De quoi s’agit-il ?
Les lignes qui suivent reviennent sur le dernier événement d’Elon Musk qui vient d’emboîter une puce neuronale dans le cerveau humain. Nous revenons sur ce fabuleux voyage qui est en soi un retour au bercail, car, pour beaucoup d’entre nous, nous sommes semés et plantés de diverses puces. Tous les matins, nous nous coiffons, devant la glace, en peignant des cheveux vrais ou pour, certains, factices dressés sur une perruque ou bien implantés sur un crâne ; tous les soirs, devant la même glace, nous nous brossons des dents naturelles ou, pour d’autres, artificiellement posées. Par ailleurs, nous sommes des marcheurs et des coureurs, grâce à nos pieds, jambes et cuisses, certes, mais nous le sommes, pour certains, surtout grâce à des hanches mécaniques posées ; nous écoutons battre nos cœurs naturels ou bien sophistiqués assistés par des pacemakers greffés ; nous sentons nos reins hérités ou installés… nous sommes truffés d’appareils.
Premier voyage : vagabondage vers la technique
L’anthropologie nous apprend que la totalité de nos outils qui sont entre nos mains, que nous utilisons directement ou bien dont nous nous servons pour façonner d’autres objets, sont sortis de nos corps. Et comment ? En voici, sans pouvoir les citer tous, quelques exemples.
La roue, par exemple, qui est une invention, vieille de quelques millénaires, est un pur outil sorti directement de notre corps ; dans les mouvements de rotations de la roue, se logent, tout génialement, les rotations produites par nos hanches, nos genoux et nos chevilles. Pour s’en apercevoir, il suffit de se mettre sur un vélo, pédaler et remarquer, que pendant que nos articulations, chevilles ou genoux, produisent des mouvements de rotation, la roue du vélo produit, en les mimant, les mêmes formes circulaires juste en plus grands. A y voir de près, nous avons toujours vécu avec ces roues potentielles en nous et que nous n’avons laissé se manifester au grand jour qu’il y a environ six mille ans…
Un autre exemple. Qu’est-ce qu’un marteau ? Une masse dure, métallique plus ou moins pesante et compacte, traversée par un manche en bois. N’est-ce pas le mime parfait du poing et de l’avant-bras ? Nous avons ainsi enfoncé plusieurs clous avec force et vitesse et surtout nous avons évité à nos mains blessures et rigidités. Et tant mieux, car si nous n’avions pas déposé nos poings et nos avant-bras dans des marteaux, aurions-nous eu des mains souples et saines pour tenir un stylo ou un calame ?
Ainsi, nous avons prêté nos yeux à des jumelles ou télescopes pour voir loin, ou bien à des microscopes pour scruter le plus petit. Ainsi, également, les creux de nos mains se sont transformés en cuillères et pelles et plus tard en pelleteuses. Ainsi, encore, l’index et le pouce sont mimés par les tenailles ou par des pinces universelles. Ainsi, toujours, nous avons confié nos voix aux téléphones pour porter nos rumeurs et nous avons déposé nos mémoires dans de l’écrit d’abord : murs gravés ou peints, livres et bibliothèques, ensuite, tout récemment, nous avons confié nos souvenirs aux disques durs de nos ordinateurs, à nos smartphones et aux divers cloud…
Bref, poussés par les nécessités de l’instant, nous avons à chaque étape de notre histoire, libéré les techniques endormies ou plus exactement engourdies dans nos corps à la recherche de bien-être à gratter et de temps à épargner. Là où creuser un puits prend aujourd’hui, à l’aide d’un engin à commandes, conduit par un machiniste installé dans une cabine, chauffée et confortable, quelques heures, cela exigeait à nos ancêtres, réunis en groupe, des mois ou des années voire de générations. Et ce temps gagné a changé nos vies.
Deuxième voyage : retour interne au bercail
Nos modes de vies sont le fruit d’une perpétuelle aventure parsemée de découvertes, de réalisations et de progrès. Et durant tout ce long parcours, nos innovations ne nous ont pas été uniquement bénéfiques. Tout au contraire, par moment, es inventions nous ont joué de sacrés nocifs tours ; elles ont été néfastes pour notre santé physique. Et pour corriger ces dommages, la science, appelée à apaiser ces troubles, est allée chercher les remèdes dans les objets fabriqués sortis autrefois du corps humain. Tel le cas de la médecine. Et voilà que ce qui a quitté un jour nos corps, ce que nous avons fabriqué et façonné par imitation, voilà qu’il nous revient. Autrement dit, nos corps se sont mis à rapatrier et à mieux incorporer ou incarner, ce que nous avions délégué aux machines : retour à l’expéditeur !
Et la preuve en est les prothèses orthopédiques que certains autour de nous portent, suite à des accidents domestiques, de travail, de la route ou bien lors de drames de guerre... Après s’être sorties de nos corps, à l’image du marteau, de la cuillère et autres, ces prothèses, qui sont de véritables imitations de nos organes, reviennent pour remplacer un membre amputé, une dent tombée, une fonction défaillante... Elles reviennent d’abord, juste comme des locataires le temps qu’elles accomplissent leurs rôles et après elles sont déposées et invitées à sortir de nos corps. Elles reviennent pour une location des lieux ou pour un court séjour…
Troisième voyage : intrusion intime ou intestine
… sauf qu’il y’a peu de temps, on installait des puces pour répondre à des besoins bien identifiés afin de remédier à des carences, majoritairement mécaniques : pacemaker pour stimuler les contractions cardiaques, les puces RFID pour identifier des individus ou bien pour pister des objets. Ces circuits intégrés, parfaitement et intimement incrustés, ne dépassaient jamais la profondeur de quelques millimètres en dessous de la peau, au niveau du thorax ou bien de la main, en tout cas dans un endroit du corps moins exposé ou bien non risqué. Des puces non déboitables facilement qui appréciaient un séjour plus ou moins long !
Or dans le cas de la dernière installation, le labourage du corps humain est passé à une phase beaucoup plus intime sinon parfaitement intestine ; intestine comme le superlatif de l’intime. Or en ciblant le cerveau humain, plein par nature, qui par ailleurs ne souffre d’aucun espace inoccupé, l’équipe d’Elon Musk a choisi de squatter la partie la plus sensible et la plus vulnérable, neurologiquement, du corps humain. Il fallait pousser pour mettre de la place dans un cerveau rationnellement occupé et qui a horreur du vide.
Et l’avenir ? À l’image de la cuillère qui, après avoir quitté, en solitaire, le creux de la main, et qui s’est rapidement démultipliée à profusion jusqu’à occuper la Terre entière, devrions-nous craindre le pullulement de cerveaux greffés de puces. Sur le modèle de la surabondance des cuillères dans chaque cuisine où elles se trouvent en quantité et en variétés, certaines à glace, d’autres à soupe ou à œuf, sans compter celles à café ou à dessert… devrions-nous craindre alors la profusion de myriades de puces, également en nombre et en spécialité ou capacité ? Devrions craindre un cerveau où nichent simultanément une puce frontale spécialisée dans l’intelligence (laquelle ?) à côté d’une autre pariétale pour déclencher des sensations (lesquels), et pas loin une temporale pour le langage (lequel ?) et enfin, à un endroit précis, une puce tronc-cérébrale pour exciter la conscience, mais alors laquelle ? La conscience d’être greffé d’une puce ou de plusieurs ou bien la conscience d’être artificiellement donc faussement intelligent !
Pour conclure
Qui est en mesure de démentir cette vérité burlesque et discutable : plus on bourre un cerveau imbécile d’intelligence, naturelle ou artificielle, plus il devient imbécile ?
Qui peut encore contredire cette autre triste et sévère réalité : prosternons-nous devant la technologie, les mains virtuellement liées et la tête, en signe de totale soumission, docilement baissée comme le fait l’homme d’affaires ci-dessous, et dépenserons-nous des milliards, en torturant au passage animaux et cobayes, et en tournant le dos à plus de 42% de la population du globe qui vit sous stress hydrique et sous angoisse alimentaire ? Finalement, comme il fallait dégager de la place au niveau de ce cerveau pour y installer ces puces : qui alors peut enfin garantir que les puces cérébrales, une fois bien installées, ne repousseraient-elles pas, puisqu’elles sont intelligentes, en dehors de la cage crânienne, ce qu’il y a de plus humain chez l’homme : son humanité !
Par Ata-Ilah Khaouja