samedi , 27 juillet 2024
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L’Afrique à travers le prisme de la transformation digitale
Brahima Sanou, Fondateur et CEO de BSANOU consulting Ltd, Directeur du BDT/UIT (2011-2018)

L’Afrique à travers le prisme de la transformation digitale

Brahima Sanou, Fondateur et CEO de BSANOU consulting Ltd,
Directeur du BDT/UIT (2011-2018)

Le secteur des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) est un des plus dynamiques secteur où chaque matin au réveil l’on doit se demander ce qui a changé, et ce que l’on doit faire pour demeurer dans le train de l’évolution.

De prime abord, il faut faire une distinction entre la numérisation (ou digitalisation) de l’économie, et l’économie numérique (ou digitale). La numérisation de l’économie consiste en l’amélioration de la situation existante en utilisant les TIC sans changer de modèle économique. Il s’agit essentiellement de l’accélération des tâches administratives et des processus industriels.

Par contre, l’économie numérique, ou transformation numérique pour marquer la dynamique, consiste en un changement de modèle économique, social et culturel dont le vecteur directeur est les TIC. Elle se caractérise par de nouveaux acteurs utilisant de nouveaux modèles économiques. A titre d’exemple, AirBnB est le plus grand opérateur mondial de l’hôtellerie sans posséder un hôtel; Uber est le plus grand opérateur mondial de taxi sans posséder un taxi. L’économie numérique se caractérise aussi par la création de nouvelles communautés/populations telles que Facebook, WeChat, Sina Weibo, VK, Twitter, Instagram pour ne citer que ceux-là. Elle engendre de nouvelles manières d’interagir dans le monde des affaires (zoom, Teams, Google out, Clubhouse etc.); le commerce en ligne (e-Commerce et re-Commerce) a pris le dessus sur les magasins physiques. La transformation digitale crée de nouvelles opportunités pour les pays en développement dans la fourniture de services de base tels que la santé, l’éducation, la gouvernance à travers la e-santé, la e-éducation, la e-gouvernance etc. Elle consacre une rupture générationnelle entre d’une part les « migrants digitaux » constitués des générations baby-boomers (nés entre 1946 et 1964), X (nés entre 1965 et 1979), Y ou Millenials (nés entre 1980 et 1994), et d’autre part les « natifs digitaux » constitués des générations Z (nés entre 1995 et 2009) et Alpha (nés après 2010).

Sur le plan technique, l’économie numérique c’est le big data. On estime à 175 Zettabytes (175 000 milliards de Gigabytes) le volume de données qui sera générés en 2025 contre 33 Zettabytes en 2018, dont seulement 15 % sont exploitées actuellement. Cette mine de données sera exploitée efficacement par les ordinateurs quantiques dont la vitesse de calcul pourra être 100 Sextillions (100 mille milliards de milliards) de fois plus grande que celle des ordinateurs actuels. L’économie numérique, c’est aussi l’essor de l’Internet des Objets (IoT). Il est estimé que sur les 55,7 milliards d’appareils connectés en 2025, 41 milliards le seront sur des plateformes IoT. L’économie numérique, c’est enfin l’Intelligence Artificielle (IA) qui va contribuer à la structuration et au partage universel de la connaissance, pendant que la blockchain et les cryptomonnaies sont en train de redessiner le monde de la finance, voire de l’économie.

Pour ce qui est des applications des TIC et de l’économie numérique, il est évident que les pays en développement, et les pays africains en particulier, ont beaucoup à gagner pour faire des sauts qualitatifs dans leurs calendriers de développement. En plus des services comme la e-santé, la e-éducation la e-gouvernance, l’apport de l’économie numérique est très crucial dans les deux domaines suivants. Il s’agit tout d’abord des villes et de la pression de l’urbanisation. Une récente publication de la division de la population des Nations Unies estime que les deux tiers de la population mondiale vivront dans les villes en 2050 et que le boom se concentrera en Inde, en Chine et au Nigeria, New Delhi devenant la plus grande ville du monde vers 2028. Il y a déjà deux mégapoles en Afrique (Lagos et Le Caire), et nous pouvons voir et sentir la pression de l’urbanisation dans toutes les capitales et villes africaines. Heureusement, grâce aux TIC on peut accompagner les villes grandissantes dans la rationalisation et la gestion efficiente de la mobilité urbaine, l’eau, l’électricité et la sécurité. Ensuite, il y a les catastrophes naturelles, auxquelles s’ajoutent les catastrophes d’origine humaine. En raison du changement climatique, nous sommes régulièrement victimes d’El Niño ou d’El Niña. Les catastrophes d’origine humaine sont de plus en plus nombreuses. Les exemples typiques sont les réfugiés, les personnes déplacées internes et les fermetures d’écoles en raison de conflits internes et du terrorisme. La télé-éducation et la télé-santé sont de bonnes solutions alternatives pour continuer à fournir des services de base à ces familles et aux étudiants qui en ont le plus besoin.

Regardant l’Afrique à travers le prisme de l’économie numérique, on peut apercevoir les rayons d’action suivants pour booster son développement durable.

L’infrastructure. Les infrastructures étant le fondement de l’économie numérique, les gouvernements devraient veiller à ce qu’elles deviennent une commodité de base au même titre que les routes, l’eau et l’électricité. Il ne devrait pas y avoir de discrimination dans l’utilisation de l’infrastructure. Jusqu’à présent, la concurrence qui, il faut le reconnaître, a stimulé le secteur, est une concurrence basée sur l’infrastructure. Maintenant qu’une masse critique d’infrastructures a été mise en place, il faut passer de la concurrence basée sur les infrastructures à la concurrence basée sur les services. Cela implique le partage des infrastructures sur une base commerciale entre les autres. Par exemple, au niveau international, il y a un grand nombre de câbles sous-marins (6 pour l’Afrique de l’Ouest) et de câbles terrestres en fibre optique. Toutefois, il manque les accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux permettant aux câbles optiques de se secourir mutuellement en cas de panne. Les décideurs politiques et les régulateurs devraient faciliter de tels accords, car en fin de compte, le partage ou la mutualisation des l’infrastructures aux niveaux national et international réduira certainement le coût de construction de l’infrastructure, donc les tarifs pour les utilisateurs. Récemment, on a assisté à la multiplication des plateformes d’argent mobile. Bien que l’argent mobile soit devenu un puissant vecteur d’inclusion financière, en particulier pour les personnes non bancarisées en Afrique, et un grand facilitateur pour les transactions financières sociales, la multiplication des plateformes fermées (plateformes propriétaires) entrave les économies d’échelle. L’interopérabilité de ces plateformes devrait être encouragée et facilitée par une politique et des cadres réglementaires appropriés.

L’identité numérique. Actuellement, pour une même personne physique, il y a des formats d’identification multiples et différents dans les bases de données des municipalités, des dossiers médicaux, des assurances, des banques. Ces bases de données ne communiquent pas entre elles parce qu’elles ne sont pas interconnectées, et qu’elles ne renvoient pas non plus à une base de données racine. Les gouvernements et les décideurs politiques devraient investir dans l’identité numérique, qui est la condition préalable et le fondement de l’économie numérique. Se lancer dans les technologies émergentes sans identité numérique, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Les régulateurs devraient soutenir ces efforts, notamment par le biais du fonds de service universel, car l’identité numérique, en utilisant par exemple les empreintes digitales et l’iris de l’œil, rendra également les TIC utilisables par les analphabètes, et donc les TIC universelles pour tout le monde.

L’utilisation des TIC par d’autres secteurs économiques. L’histoire des télécommunications en Afrique nous apprend que les gouvernements ont toujours été en première ligne pour l’utilisation du télégraphe et du téléphone avant d’être dépassés par les entreprises et les particuliers plus tard. Pour inciter les opérateurs à déployer la fibre optique, la 4G, la 5G et la 6G (en cours de développement) dans les zones rurales, les gouvernements devraient prendre et surtout mettre en œuvre la décision stratégique d’utiliser les TIC dans l’éducation, la santé, l’agriculture, le commerce et la gouvernance, pour ne citer que quelques-uns. Ce faisant, les opérateurs verront un intérêt certain à investir dans les technologies émergentes dans les zones rurales pour stimuler le développement.

Réinventer la réglementation. Les autorités de régulation doivent repenser et réinventer la réglementation à deux niveaux. Au niveau du secteur des TIC, les autorités de régulation devraient faire une différence claire entre la régulation pour le développement et la régulation pour le marché, et opter pour la régulation pour le développement. En effet, quelle que soit la décision prise par le régulateur, notamment au niveau du coût des licences ou des fréquences radioélectriques, c’est l’utilisateur final qui paie en fin de compte. Pour les pays africains en particulier, le pouvoir d’achat de l’utilisateur final devrait être la boussole du régulateur. Au niveau applications pour le développement, il est nécessaire de passer d’une réglementation verticale à une réglementation collaborative et intersectorielle. Si nous prenons le cas de la e-santé, ni la réglementation verticale des TIC seule, ni la réglementation verticale de la santé seule ne peut encadrer la e-santé. Il faut une réglementation intersectorielle pour stimuler la fourniture de services de santé en ligne. Il en va de même pour l’éducation, le commerce et d’autres services. Cette collaboration intersectorielle est indispensable dans la transformation digitale.

Le renforcement des capacités. On peut toujours acheter la technologie, elle peut même être offerte gratuitement, mais on ne peut jamais s’approprier la technologie si l’on ne renforce pas les capacités individuelles et institutionnelles correspondantes. Les États et les gouvernements doivent mettre en place des mécanismes pour réorganiser l’ensemble du système éducatif afin de renforcer les capacités nécessaires à l’économie numérique. L’on ne doit pas continuer à développer les capacités d’hier pour les besoins de demain. Il n’y aura pas d’économie numérique sans les citoyens numériques, d’où l’importance d’un écosystème pour la création du citoyen numérique.

En conclusion, l’économie numérique et toutes les évolutions technologiques rapides ne vont pas seulement modifier notre façon de travailler et d’interagir socialement. Elles vont redéfinir les contours, et même donner une nouvelle identité de notre société. Depuis une dizaine d’années, le secteur de l’économie numérique semble être dirigé par le techno-solutionisme avec pour corollaire le transfert du véritable pouvoir des gouvernements vers les entreprises privées. Il est important que les gouvernements jouent pleinement leur rôle catalyseur en organisant les différents acteurs de la société, notamment les sociologues, les anthropologues, la société civile etc. pour édicter en amont des repères qui donneront un visage humain et collectivement accepté à ces évolutions technologiques et à l’économie n umérique.

Par Brahima Sanou, Fondateur et CEO de BSANOU consulting Ltd,Directeur du BDT/UIT (2011-2018)

 

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