jeudi , 26 décembre 2024

La digitalisation, facteur de croissance économique dans le monde rural.

Par Ahmed Elhanafi

Phénomène des temps modernes, la digitalisation, ou « numérisation » ou encore « transformation digitale », avance à une vitesse fulgurante. Elle a fortement impacté l’humanité et induit des mutations profondes au sein de notre société, en favorisant l’apparition de nouveaux paradigmes. Elle s’est imposée comme un processus incontournable qui s’applique à tous les domaines et qui permet une optimisation de temps et d’argent en automatisant des tâches de plus en plus complexes.

Les opérateurs économiques, toutes branches confondues, ont fait de la transformation digitale un facteur de compétitivité pour, d’une part, améliorer leurs gouvernances, et d’autre part, être à l’écoute de leurs clients et du marché en général, en temps réel.

Le Gouvernement de son côté, dans un souci d’améliorer l’efficacité de l’administration, et de répondre aux besoins des citoyens, s’est engagé dans la digitalisation des processus de gestion des services publiques pour permettre un accès rapide aux usagers, tout en améliorant les conditions de travail des agents publics. Pour appliquer et suivre la stratégie de l’Etat en matière de développement du digital, le Gouvernement a créé, par loi N°61.16 publiée au bulletin officiel n°6604 du 14 septembre 2017, l’Agence de Développement du Digital (ADD).

Cet essor du digital a été particulièrement favorisé par l’explosion du marché de l’internet, et des smartphones au cours des   décennies 2010 et 2020. Selon l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT), au cours de ces dernières années, le parc des abonnés internet (fixe et mobile) a enregistré un taux d’accroissement annuel de 17%, pour s’établir à à la fin de l’année 2020, à 29,80 millions d’abonnements et portant le taux de pénétration à près de 83%. Par ailleurs, le parc internet mobile 4G, a connu un accroissement de 30% durant 2020 (+4,77 millions), pour atteindre près de 20,5 millions.

Cependant, le monde rural qui englobe environ 37% de la population totale du Maroc, peine encore à s’impliquer totalement dans la digitalisation, à cause notamment du manque d’encadrement, de la faiblesse des services de proximité, et des coûts élevés affichés par les technologies numériques.

Aujourd’hui une nouvelle variante a été introduite dans la politique de développement du monde rural. Il s’agit de la nouvelle stratégie « Génération Green 2020/2030 », dont les objectifs sont focalisés sur l’élément humain à savoir :
– favoriser la création d’une nouvelle classe moyenne composée de 400000 ménages et pérenniser l’appartenance de 690000 ménages ruraux à cette classe.                                                  – mise en place d’un système incitatif pour les jeunes notamment en matière d’investissement.
– la généralisation de l’assurance agricole sur environ 2,5 millions d’hectares.
– permettre à 3 millions d’agriculteurs de bénéficier de la couverture sociale à l’horizon 2030.
– Encourager l’émergence de 350000 exploitants et entrepreneurs agricoles.

Ces objectifs sont adossés à une stratégie de transformation digitale du secteur agricole, qui prévoit notamment, la conception et la mise en place des plates-formes et des applications permettant aux petits exploitants d’être connectés au jour le jour avec leur environnement socio-économique.
Par conséquent, et pour faire face aux nouveaux défis fixés par la nouvelle stratégie « Génération Green », l’Etat se doit de concevoir et de mettre en place une véritable stratégie nationale concernant l’agriculture numérique pour assurer le développement des services en ligne.

Il s’agira tout d’abord d’apporter des réponses et des solutions aux fractures et défaillances qui caractérisent le numérique dans l’espace rural. Pour cela, il faudra adopter et accepter un certain nombre de principes, tels que :
– Accorder aux ruraux les mêmes chances et conditions d’accès au numérique que les urbains.
– La digitalisation en milieu rural peut largement contribuer à la création de valeur et constituer un véritable vecteur de développement économique.
– Le numérique permet de diffuser le savoir, développer et favoriser les relations en général, apporter et améliorer les services ; en définitive il peut jouer le rôle de désenclavement.
– Les outils numériques doivent être au service des habitants et les relations humaines doivent être toujours privilégiées.

Ce dernier principe concernant l’élément humain, doit être traité avec beaucoup de prudence car il est très sensible en milieux rural. En effet les populations dans l’espace rural se montrent, pour des raisons de coutumes et de traditions très réticentes à s’impliquer dans ces changements.
Il faut signaler par ailleurs que compte tenu de leurs complexités, les technologies numériques seront moins accessibles pour certains publics : personnes âgées, ou illettrées ou avec un niveau d’études très bas. Or, il est clair que la digitalisation impose un minimum de savoir lire, écrire et compter, et disposer d’un minimum de compétences techniques. Les personnes qui ne possèdent pas ces compétences risquent de se retrouver marginalisés du processus.

On signalera à cet effet, et à titre indicatif, qu’au Maroc, à part les établissements scolaires localisés dans les grandes villes, l’Internet n’est pas très développé dans les écoles, d’une manière générale, surtout dans l’espace rural où le taux d’analphabétisme est très élevé, et où les téléphones portables servent principalement à communiquer et à aller sur les réseaux sociaux.
Cette situation est un obstacle à l’introduction d’applications agricoles numériques, dont l’utilisation demande des compétences plus poussées en informatique.

On rappellera les difficultés rencontrées par le secteur de l’enseignement pour dispenser des cours à distance durant la pandémie du Covid-19 dans le milieu rural, où les élèves avaient énormément de difficultés pour accéder correctement et aisément à la plateforme numérique « Microsoft Teams », mise en place par le ministère de l’Éducation nationale. Ces difficultés étaient dues à un manque de compétences informatiques des enseignants et des élèves, d’une part, et à la faiblesse, voir l’absence, des moyens et des technologies numériques dans le monde rural.

Une première mesure consistera à généraliser l’enseignement de l’informatique dans les établissements scolaires (de tous les niveaux), à travers l’ensemble du territoire national (rural et urbain). Les opérateurs privés des télécommunications peuvent contribuer à cet effort, en mettant à la disposition de ces établissements, des équipements, gratuitement ou à des prix promotionnels (surtout dans l’espace rural). A partir de là, il sera plus aisé de procéder à la formation des populations cibles aux technologies numériques, à partir de plates formes dédiées à cet effet.
Actuellement, la formation agricole digitale fait également son chemin dans le secteur agricole, et des startups marocaines spécialisées dans ce domaine commencent à se développer.

En définitive, le numérique doit être un réel service supplémentaire apporté aux habitants du monde rural et complémentaire à des services qui existent déjà. Il ne doit pas être considéré comme l’ennemi de l’humain, ou comme la solution de tous les problèmes. C’est beaucoup plus complexe que ça ; et c’est aux décideurs et responsables de savoir manipuler cet aspect avec beaucoup de savoir-faire.

Il faudra par ailleurs, corriger les fractures territoriales qui peuvent constituer de véritables contraintes, à partir du moment où les métropoles ont tendent à concentrer tous les moyens humains et matériels en matière de technologie numérique. Une mesure importante consistera à développer une offre suffisante en infrastructures technologiques et en compétences numériques, et assurer des coûts d’accès aux services d’internet abordables (abonnements au réseau mobile, couverture réseau, éducation informatique, et réseau électrique).

Les petits exploitants agricoles et autres entreprises rurales, doivent pouvoir accéder facilement aux technologies numériques, pour, d’une part, leur faciliter les relations avec les clients, les fournisseurs et les marchés en général, et d’autre part, leur permettre d’accéder à des informations en temps réel et à des services d’appui notamment en ce qui concerne la formation, la finance et les services juridiques.

Les plateformes de démonstration construites et réalisées en partenariat avec l’écosystème agricole et en particulier l’écosystème scientifique (INRA, IAV, ENA UM6P), et couvrant plusieurs filières (Céréales, Légumineuses, Arboriculture, maraîchage, élevage, agro-industries…), peuvent jouer un rôle fondamental en matière de   vulgarisation, de démonstration des recommandations scientifiques et d’innovations agricoles.

L’une des conditions qui favorisera   les transformations nécessaires à une véritable agriculture numérique, concernera le développement de l’internet à très haut débit (THD) dans l’espace rural. Cela permettra d’assurer un partage de connaissances et d’informations, en temps réel et à faibles coûts et sans perdre de valeur. A ce titre, l’objectif du gouvernement dans un future immédiat, semble très loin des ambitions affichées par le programme « Génération Green ». En effet, la mise en œuvre d’un plan national de connexion optique pour couvrir, avant fin 2025, au minimum 50% des ménages marocains avec des services de fibre optique à très haut débit d’au moins 100 mégabits par seconde, concernera essentiellement la population urbaine.

Or le Maroc qui a, jusqu’à présent, très bien réussi sa transformation digitale, ne doit pas être retardé dans sa course par un monde rural en déphasage par rapports aux percés digitales enregistrées par les secteurs économiques modernes. En effet, la technologie numérique a évolué à une vitesse extravagante. À partir des années 2000, on a assisté au   basculement des téléphones mobiles GSM vers les smartphones, et le déploiement de la 3G a permis aux périphériques mobiles de se connecter sur internet. À partir de 2010, la 3G a été remplacée progressivement par la 4G qui est actuellement le réseau standard dans les grandes villes.  Les opérateurs de téléphonie mobile attendent actuellement l’arrivée du réseau 5G, qui révolutionnera tous les domaines socio-économiques, y compris le monde rural.

La 5G s’impose comme une nécessité plutôt qu’un luxe, même si des réticences se manifestent, sous la crainte d’un éventuel impact négatif sur la santé et l’environnement, sachant que les avantages en termes de transformation numérique sont innombrables.

Pour rappel, le gouvernement marocain et les opérateurs télécoms se préparent actuellement au déploiement de la 5G et les équipements sont fins prêts. Il s’agit cependant d’actualiser la législation dans ce domaine, pour accorder le droit aux opérateurs d’infrastructure étrangers (Gafam et autres) d’opérer au Maroc. Cette mise à jour juridique permettra à l’Agence Nationale de Régulation des Télécommunications (ANRT), de lancer les appels d’offres pour attribuer les nouvelles licences liées à l’exploitation du réseau 5G.

Il est certain que le Maroc occupe une bonne position dans le domaine de la technologie numérique, par rapport aux pays du Maghreb, de l’Afrique et des pays arabes. Il faut cependant signaler que le phénomène de la digitalisation avance à une vitesse fulgurante dans le monde, et que cette discipline s’affiche de plus en plus comme véritable facteur de compétitivité dans un marché mondial qui se cherche une nouvelle configuration après la pandémie du Covid-19, et il ne faut surtout pas rater ce rendez-vous de l’histoire.

Les profondes mutations induites par le numérique, ont commencé d’ores et déjà à influencer la croissance agricole marocaine. Désormais, les entreprises agricoles marocaines intègrent, de plus en plus, dans leurs organisations, des spécialistes et connaisseurs en digital afin de développer cette transition.

Actuellement, des prestataires proposent aux exploitants agricoles des services d’observation pointus, permettant de mieux suivre et contrôler les cultures et les pâturages, en utilisant des drones. Grâce à sa caméra et aux capteurs embarqués, le drone permet de mesurer de nombreux indicateurs sur l’état et les besoins des cultures. Il apporte ainsi des informations plus précises et fournit une panoplie de données : niveau d’azote, de chlorophylle, biomasse, taux d’humidité, stress hydrique, etc.

D’un autre côté, les ressources naturelles et l’énergie nécessaires à une amélioration de la production agricole, subissent de nos jours, du fait des changements climatiques, des pressions importantes. Les technologies numériques sont actuellement en mesure d’apporter une réponse réelle à ces problèmes, dès lors qu’on permettra aux agriculteurs (notamment les petits), d’avoir un accès facile, et en temps réel, à tout type d’information (météorologie, intrants, financements, marchés, formation…).

En matière de protection de la nature, l’usage environnemental des drones est déjà une réalité, et leur potentiel dans ce domaine est plus que prometteur, car ils peuvent jouer un rôle critique en matière de réponse globale au problème du réchauffement climatique.
Les drones permettent d’établir des cartes et de détecter les zones les plus affectées et les plus dégradées, et donc de décider rapidement des actions à mener.

Actuellement on expérimente dans certains pays, l’usage des drones pour augmenter la possibilité de précipitations, à partir d’une technique, appelée « ensemencement de nuages ».   Les drones envoient des décharges électriques dans les nuages qui font s’agglomérer les gouttelettes y présentes et qui, une fois suffisamment denses, tombent sous forme de pluie. C’est un pas supplémentaire dans la maîtrise du climat.

On dira d’une manière générale que, l’Intelligence artificielle, les blockchains, les Big Data, les drones et les nouvelles technologies appliquées à l’agriculture et à l’agro-industrie, constituent des domaines prioritaires que l’enseignement et la recherche devra encourager dans un futur immédiat, pour placer ce secteur de l’économie marocaine, à la pointe de la technologie au niveau mondial.
Mais comme l’innovation technologique est coûteuse, il faudrait renforcer la qualité des partenariats autour du numérique entre les villes et les campagnes pour que ces dernières en bénéficient.

Encourager la création de start-ups dans le monde rural, favorisera le développement des technologies numériques dans cet espace, et permettra d’atténuer les fractures entre l’urbain et le rural. Actuellement, il existe au Maroc des mécanismes de financement des startups, supportés par plusieurs organismes : la Caisse de Dépôts et de Gestion (CDG), la Caisse Centrale de Garantie (CCG), l’Agence de Développement du Digital (ADD), le Crédit Agricole (CA), l’Office Chérifien des Phosphate (OCP), et autres. Ces mécanismes peuvent être mis à profit pour encourager les startups opérant dans le monde rural.

(*) El Hanafi Ahmed, Ingénieur agronome

Ex chargé de mission auprès du premier ministre au Maroc

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