Interview effectuée par Lte magazine (Khaouja) avec M. YASSINE REGRAGUI, Expert en Fintech & Chine, anciennement chez Alibaba en Chine et Deloitte en France. Retrouvez sa bio complète à la fin de l’interview. Nous le remercions d’avoir accepté cet entretien.
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Pouvez-vous nous énumérer brièvement les opérations financières les plus importantes qu’on peut effectuer actuellement à partir de nos smartphones ?
Depuis la création du smartphone, de nombreuses applications occupent notre quotidien. En Chine, deux applications phares sont utilisées par plus d’un milliard de chinois quotidiennement, allant jusqu’à plus de 20 fois par jour. Il s’agit d’Alipay et de WeChat. Je prendrai donc ces deux exemples pour illustrer les différents services financiers disponibles sur mobile.
Alipay est le système de paiement lancé par Alibaba Group en 2004 comme intermédiaire financier pour garantir les transactions financières entre les acheteurs et les vendeurs sur plateformes e-commerce du groupe. Ce système de paiement est devenu une application mobile en 2009 et est considéré comme une Super App car il agrège plus d’une centaines de services.
Quant à WeChat, c’est une application de communication instantanée crée en 2011 par Tencent qui aujourd’hui compte plus d’un milliard d’utilisateurs. WeChat Pay (la solution de paiement de Tencent sur WeChat) ainsi que les mini-programmes disponibles sur l’application permettent aux utilisateurs d’avoir accès à une multitude de services.
A titre indicatif, lors de mes 6 ans de vie en Chine, j’utilisais Alipay et WeChat au quotidien pour payer, sans avoir à utiliser des espèces ou ma carte bancaire pour effectuer mes achats.
Parmi les services financiers disponibles, il est possible de payer dans les commerces, restaurants, et tout autre type de point de vente physique à l’aide d’un QR code. Il est également possible d’effectuer des paiements en ligne.
Alipay et WeChat offrent également des services financiers tels que l’assurance, les prêts, les investissements, le paiement en plusieurs fois, des banques en ligne, etc.
Néanmoins, l’utilisation de ces applications ne se limite pas uniquement aux services financiers. On les appelle même d’applications de lifestyle (en chinois 生活方式平台 Sheng Huo Fang Shi Ping Tai, ou plateformes de vie), car elles sont utilisées à plus de 50% pour effectuer des opérations extra-financières, à savoir: communiquer avec ses amis, commander un repas à domicile, régler ses factures, signer des contrats, acheter un ticket de cinéma, réserver un billet d’avion ou de train, consulter les dernières actualités, faire un don, réserver un taxi, demander une pièce d’identité, réserver un voyage et une chambre d’hôtel, communiquer avec son médecin,… bref, on peut vraiment tout faire avec ces deux applications sans avoir à en télécharger d’autres.
D’autres acteurs sont également présents dans le secteur du m-paiement en Chine, à savoir Huawei, Xiaomi ou encore UnionPay, en plus des banques et des assurance (Ping’An, etc).
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Qui est derrière Alipay, la plus grande Fintech au monde ?
Alipay a été créée par le Groupe Alibaba en 2004 et est dirigée par la maison mère Ant Group (anciennement Ant Financial) créée en 2014. Ant Group compte aujourd’hui plus d’un 1.2 milliards de clients dans le monde dont 900 millions en Chine. D’ailleurs, Ant Group vient d’annoncer sa prochaine introduction en bourse de Shanghai et Hong Kong, qui s’annonce être une des plus grandes introductions en bourse de l’histoire. Bloomberg annonce une valorisation de plus de 200 milliards de dollars, soit plus de la valeur des 7 plus grandes banques de la zone Euro. Ant Group est considérée comme une Techfin (par opposition aux Fintech). En Chinois, on parle de 科技金融 Ke Ji Jin Rong, ou technologie financière. Ce terme a été employé pour la première fois par le fondateur d’Alibaba , Jack Ma. Il s’agit d’une entreprise technologique qui offre des services financiers. Parmi les technologies développées, la blockchain AntChain est une des plus puissantes aux monde, l’IA ou encore le cloud. Les services financiers offerts sont très divers: paiement, crédit, assurance, gestion de patrimoine, banque en ligne, etc.
L’idée n’est pas de dupliquer le modèle d’Ant Group ou d’Alibaba au Maroc et plus largement en Afrique, car ces entreprises ont été créées pour le marché chinois en fonction des comportements de consommation des chinois. Il s’agit pour le Maroc de s’inspirer de ces modèles et d’en tirer les meilleures pratiques au profit des marocains, tout en tenant compte de leurs besoins, de leurs attentes et des réglementations locales.
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Par rapport à votre expérience internationale, dont celle en Chine avec Alibaba, comment voyez-vous l’évolution des géants du web par rapport à ces domaines ? est-ce que cette évolution peut inquiéter les autres établissements de paiement comme les banques étant donné qu’ils profitent de l’économie d’échelle ?
La vision d’Alibaba est très claire: atteindre 2 milliards de clients et servir plus de 10 millions de marchands rentables d’ici à 2036. Alibaba compte déjà près de 800 millions de clients sur les plateformes de l’écosystème d’Alibaba, et 900 millions d’utilisateurs d’Alipay en Chine. La stratégie d’internationalisation d’Ant Group est axée sur l’inclusion financière, et on le remarque notamment dans les nombreux investissements et partenariats effectuées en Asie et en Europe (WorldFirst, Klarna, Kakao Pay, PayTM,…)
La stratégie d’internationalisation des entreprises chinoises est comparable au jeu de go, dont l’objectif est d’avancer ses pions le plus lentement possible sans avoir d’ennemi, contrairement au jeu d’échecs, plus courant en occident, qui a pour seul objectif de gagner en éliminant le roi. C’est le cas des géants chinois Alibaba, Ant Group, ByteDance, Meituan Dianping ou encore Tencent qui multiplient les partenariats, les investissements, et les acquisitions, sans déstabiliser les acteurs locaux mais en créant des alliances stratégiques.
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Durant l’AITEX de Rabat le 24 octobre 2019, vous avez évoqué la possibilité de contracter un crédit à distance par nos smartphones ? Comment cela marche-t-il ?
Lors de la conférence de l’AITEX, j’ai eu l’occasion de présenter une simulation et une démo de l’application Alipay et notamment de la fonctionnalité Jiebei,. En moins de 2 minutes, j’ai réussi à souscrire à un crédit allant jusqu’à 30,000 RMB (~50,000 dirhams), sans fournir de pièces justificatives. Par ailleurs, Alipay propose également à ses utilisateurs un crédit virtuel (Huabei) disponible lors des achats. Cela fonctionne comme une carte de crédit, avec un remboursement gratuit sur un mois.
Grâce à un score de crédit proposé par Ant Group sur l’application Alipay, les utilisateurs ont la possibilité d’avoir accès à une multitude de services sans garanties, tels que la location d’un vélo, d’une batterie portable ou encore la demande de visa pour certains pays sans avoir à fournir de documents financiers ou de garanties. Plus le score est élevé, plus le degré de confiance est important, et plus le nombre de services privilégiés sans demande de garanties seront proposés. Cela influe également le montant du crédit disponible.
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Comment voyez-vous le Maroc par rapport à l’utilisation du paiement mobile ? Ne pensez-vous pas que les commerçants qui ne sont pas équipés ralentissent l’adoption du paiement par smartphones ?
Je pourrai comparer la situation du paiement mobile du Maroc à celle de la Chine il y a quelques années: une utilisation de cartes bancaires peu importante face à l’utilisation du cash, une population hyper connectée, une infrastructure telecom bien étendue sur le territoire,… D’ailleurs, l’Afrique a été un des pionniers du m-paiement avec M-PESA, la solution de micro-financement et de transfert d’argent par téléphone mobile au Kenya et en Tanzanie.
Le Maroc a tous les bons ingrédients pour voir le m-paiement décoller. Malgré que l’écosystème Fintech est encore embryonnaire, certains acteurs commencent à se démarquer, principalement les banques (daba Pay, B Pay, So Pay,…) et les acteurs telecom (Inwi, Orange, …). Une fois que la confiance “financière” sera installée avec ces acteurs, les utilisateurs pourront passer naturellement sur leurs mobiles pour effectuer des paiements. Ce n’est qu’une question de confiance, de temps et de sécurité.
L’équipement des commerçants en solutions d’acception des solutions de paiements digitales est essentiel, mais pas complexe. Cela ne représente pas un coût important pour le commerçant, il peut même parfois être nul, à condition d’avoir un smartphone pour scanner un QR code par exemple.
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Vous ne pensez pas que la crise du COVID-19 va accélérer la mise en œuvre de solutions de paiement par nos smartphones comme cela se fait en Chine depuis longtemps, sachant que certains pays ont interdit l’utilisation du cash avec la crise ?
D’après Bank Al-Maghrib, en Juin 2020 il y a eu plus de 900 000 m-wallets inter-opérables émis, contre plus de 500 000 en Mars 2020. Cette évolution prouve que la crise du COVID-19 a été révélatrice du potentiel du m-paiement au Maroc.
L’utilisation du cash diminue mais ne disparait et ne disparaitra pas. En Chine, l’utilisation du cash représente 20% environ, alors qu’en Suède il est de près de 4%. Certains états pensent même à lancer une monnaie 100% digitale à l’instar de l’Union Européenne avec l’initiative EPI (European Payment Initiative) par la BCE pour un Euro digital, ou encore la Chine avec son équivalent pour le Yuan.
La crise du COVID-19 a créé une nouvelle opportunité. D’ailleurs, en chinois le mot crise (危机 Wei Ji) est composé d’une partie du mot danger (危 Wei) et opportunité (Ji 机会). Les paiements mobiles facilitent la distanciation sociale, et ces nouvelles solutions numériques peuvent aider les entreprises et les consommateurs à réduire leurs dépenses en période de stress financier. L’économie marocaine au même titre que les économies africaines ont des fondamentaux solides et résistants, notamment une population jeune et en forte croissance et des améliorations constantes de l’environnement des entreprises et de la gouvernance. Ces facteurs ouvriront des perspectives importantes dans l’espace de paiement mobile au Maroc et en Afrique.
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Est-ce que les Fintechs ne représentent pas un risque pour les banques aujourd’hui ? Ces dernières ont des désavantages par rapport aux nouveaux entrants, notamment des systèmes informatiques plus lourds à mettre à niveau.
Je dirai que les fintech et les banques sont complémentaires. La naissance des fintech date de la crise de 2008 quand les banques ont moins innové pour se pencher sur les réglementations et les leviers post-crise financière. Les Fintech ont alors été créées pour combler le manque lié aux innovations laissé par les banques.
Ces Fintech offrent des services innovants, avec des outils technologiques puissants tout en mettant les utilisateurs au coeur de leurs strategies. Raison pour laquelle les banques s’y intéressent de plus en plus, et cela donne naissance à des partenariat et des acquisitions. Elles se multiplient notamment en Europe.
En revanche, certaines fintech ont atteint des tailles conséquentes, voire même plus importantes que celle des banques, telles qu’Ant Group ou encore Grab (Singapour), GoJek (Indonésie), Paytm (Inde), Revolut (UK),… Elles offrent toutes des solutions innovantes 100% mobiles avec une expérience utilisateur intéressante et fluide.
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L’objectif pour chaque acteur est de traiter l’universalité de tous les paiements en une seule application. Comment un petit acteur pourra s’imposer dans le marché des paiements face aux grands acteurs ?
La taille de l’acteur n’est pas le plus important en Fintech. La technologie, la connaissance des utilisateurs, le type et volume de données collectées, les innovations, les services proposés, les licenses bancaires et de paiements acquises, l’adaptation aux réglementations, l’agilité et la culture d’entreprise sont des facteurs clés de succès d’un acteur de paiement. Ajouter à cela la stratégie adoptée (B2B, B2C,…) et les partenariats signés.
Par ailleurs, le secteur des paiements n’est pas réduit aux acteurs bancaires uniquement. C’est le cas notamment des géants de la Tech tels que Uber, Alibaba, Amazon, Google, ou encore des retailers Carrefour, Walmart, Starbucks,… Le point commun entre ces acteurs qui offrent tous leurs propres solutions de paiement est leur connaissance des clients (via la data) et leur maitrise de l’expérience utilisateur.
Le paiement est souvent considéré comme l’expérience finale d’achat, alors que bien au contraire, c’est le début de toute cette expérience. Le client ne devient client que lorsqu’il a payé. Avant le paiement, il est prospect ou fan, et le paiement déclenche ce basculement vers la “case” client. D’où l’importance de rendre l’expérience de paiement fluide, sécurisée, transparente, invisible (tel qu’Uber, Amazon one click, etc) et automatique.
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La sécurité des échanges peut-elle poser problème dans ce domaine. Comment peut-on y remédier ?
La sécurité des paiements est essentielle lorsqu’il s’agit de paiement dématérialisé, encore plus lorsqu’on parle de paiement mobile. En effet, la montée en puissance des transactions par mobile a donné lieu à de nouvelles réglementations et protocoles de sécurité. 3D Secure ou encore DSP (directive des systèmes de paiements) en Europe sont des exemples de cet encadrement. Le 3D secure par exemple sécurise les transactions à l’aide d’une vérification via SMS ou notification. La DSP2 en Europe impose aux établissements bancaires et de paiements d’avoir deux facteurs d’authentification au moins (biométrie, SMS,…) afin de limiter les risques de fraudes.
Certaines applications utilisent des technologies de reconnaissance biométrique (faciale, empreinte digitale,…) pour effectuer une transaction ou ouvrir l’application.
Dans le cadre de la souscription d’un compte dans une fintech, le process de KYC (Know Your Customer) est primordial, c’est une verification d’identité de l’utilisateur.
Par ailleurs, la plupart des acteurs numériques financiers mettent en place des assurances pour couvrir
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Quel rôle un gouvernement peut avoir pour encourager le développement et l’adoption du Paiement Mobile ?
Un des rôles les plus importants du gouvernement est de réglementer le secteur pour encadrer les acteurs actuels, et encourager l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché. Les réglementations donnent un rythme et posent le cadre légal pour permettre aux fintech de se développer sans se heurter à des imprévus ou sanctions liés à des freins fiscaux, légaux, de protection des données, financiers, économiques et politiques.
La volonté du gouvernement marocain est claire: dynamiser le secteur du paiement mobile et en en accélérer l’adoption. Certains médias marocains affirment même que le chiffre d’affaires réalisé par paiement mobile pour les commerçants ne sera pas pris en compte pour la détermination de la base imposable de l’IR dû au titre du revenu professionnel par les contribuables pendant 5 exercices.
D’ailleurs, plusieurs avancées dans le secteur voient le jour au Maroc depuis peu: Le paiement mobile avec interopérabilité est opérationnel via le Centre Monétique Interbancaire. Tous les moyens de paiements et tous les m-wallet sont acceptés par les terminaux de paiement de l’opérateur. Ses 50 000 commerçants seront équipés d’ici la fin de l’année. Voici une belle avancée, certes timide, mais qui montre des belles perspectives pour les mois à venir. Reste à faire basculer les utilisateurs et les commerçants vers le paiement mobile.
(*) : Yassine Regragui est Expert en Fintech & Chine avec plus de 8 ans d’expérience professionnelle : 2 ans et demi à Paris et 6 ans en Chine. Yassine a débuté sa carrière à Shanghai en tant qu’entrepreneur : il a travaillé dans deux start-ups chinoises avant de co-fonder une plateforme e-commerce avec un partenaire chinois. Par la suite, il intègre Alibaba pour y accélérer le développement international d’AliExpress.com, puis a été le premier employé non chinois à rejoindre Ant Group en Chine pour y lancer et diriger la version multilingue de l’application Alipay pour les utilisateurs non-chinois. Au sein de Deloitte, Yassine a développé la practice de conseil en paiement et Chine, et a dirigé l’offre China Pay. Il est expert Fintech certifié par Alibaba Business School. Retrouvez ses dernières actualités sur son site web: www.yassineregragui.com «