20 ans qui ont changé la donne
Les vingt dernières années des télécoms en Afrique ont véritablement changé l’histoire du numérique du continent. Même si l’Afrique demeure le continent où l’accès au numérique est le moins développé. Le continent africain a été le dernier où les télécoms se sont développées, situation liée à la fois au niveau de vie des habitants mais aussi à la taille du continent. En 2024, la densité moyenne du continent (nombre d’habitants par Km²) est presque 3 fois inférieure à l’Europe or le coût de déploiement des infrastructures numériques est très lié à la répartition physique des utilisateurs. Les vingt dernières années ont vu le déploiement à la fois des antennes télécoms 2G, 3G, 4G puis 5G permettant ainsi, grâce aux opérateurs télécoms souvent privés, de donner un accès d’abord vocal puis des données aux Africains. En parallèle les câbles sous-marins, en partie sur financement public, ont permis l’accès à Internet. Le taux de pénétrations télécoms obtenu en 20 ans avait été obtenu en 80 ans en France, cela montre cette accélération. Le phénomène dont nous avons parlé dans les deux précédents ouvrages de « leapfroging », passage directement de pas grand-chose au mobile sans transiter par l’étape fixe, s’est bien confirmé dans l’internet, dans les paiements mais aussi dans d’autres usages. L’Afrique est une terre d’innovation dans le domaine du numérique. Certes le paiement mobile, mais l’usage de la blockchain pour la sécurité des transactions, les monnaies électroniques de banques centrales ou les usages innovant dans la santé constituent d’autres exemples.
Les défis demeurent immenses car moins de la moitié des africains ont accès à internet mobile en haut en débit. Les inégalités sont aussi géographiques. Au sein des états, chaque pays expérimente les différences entre zones urbaines et zones rurales. On peut même parler de double ou triple peine, les zones rurales étant moins densifiées, plus pauvres et avec des problématiques d’accès non seulement numérique mais aussi énergétique. L’inégalité est aussi entre état liée certes au niveau de développement économique, à la taille du pays mais aussi au fait d’être un pays avec une cote maritime ou enclavé. En 2020, la couverture d’internet en Afrique était inférieure à 30 % de la population, tandis qu’elle dépassait les 80 % en Europe et les 75 % en Amérique. Cette disparité montre clairement une fracture dans la pénétration d’internet à l’échelle mondiale, avec environ 52 % au niveau global, mais marquant une nette distinction entre les pays développés avec environ 85 % de couverture, et les pays en développement avec environ 45 %[1]. L’Afrique subsaharienne se démarque de toutes les autres régions du monde en termes d’écart considérable entre la disponibilité de l’infrastructure numérique et son utilisation réelle par les individus. En moyenne, à la fin de l’année 2022, environ 84 % de la population avait accès à l’internet mobile 3G, et 63 % bénéficiait d’un certain niveau de services mobiles 4G. Cependant, d’après les données collectées par la Global System for Mobile Communications Association (GSMA) concernant les utilisateurs uniques, seuls 22 % en faisaient réellement usage. En effet, les taux d’utilisation varient considérablement, allant de 6 % au Soudan du Sud à 53 % en Afrique du Sud, ce qui met en évidence l’hétérogénéité de l’usage moyen et souligne la nécessité de mettre en place des réformes différenciées selon les pays.
Nos travaux menés depuis 2007 ont permis de faire avancer, modestement mais réellement la compréhension de ces évolutions et l’analyse des prospectives. Nous avons publié nos premières analyses depuis 2009 au travers de plusieurs livres[2] et le nouveau livre, Afrique 4.0 sorti chez Pearson en cette rentrée 2024 ? complète notre analyse. Nous ne reprendrons pas ici les éléments vus dans les précédents ouvrages mais complétons notre analyse des différents projets, études, proof of concept, menés entre 2021 et 2024.
L’apport du numérique pour le continent africain
La transformation numérique pourrait changer la donne pour le continent africain. Elle représente l’occasion de dynamiser la croissance économique et l’industrialisation, de réduire la pauvreté et d’améliorer la vie des populations. Le recours aux technologies et services numériques contribuera à l’Agenda 2063 de l’Union africaine[3].
Les technologies numériques peuvent stimuler l’innovation, la croissance économique et la création d’emplois dans de nombreux secteurs clés de l’économie. Elles permettent une meilleure interconnexion des marchés africains, entre ces derniers et avec le reste du monde. Elles peuvent renforcer l’accès de tous aux marchés et aux financements, en particulier dans les zones marginalisées, délaissées par les institutions financières traditionnelles. La promotion de la transformation numérique en Afrique peut permettre d’optimiser l’efficience de certains domaines comme la santé, l’énergie, les transports, l’agriculture, l’éducation et la facilitation de l’accès aux services sociaux de base, dans le respect de stratégies plus larges de bonne gouvernance et de développement.
Avoir accès à une connexion internet sûre et stable est essentiel pour réduire la fracture numérique et les inégalités. Il peut contribuer grandement à renforcer le capital humain et à offrir de nouvelles possibilités à la jeunesse africaine. Les femmes et les filles, en particulier celles vivant dans la pauvreté et dans les communautés rurales, sont plus susceptibles d’être les premières victimes de la fracture numérique.
Réduire la fracture numérique et promouvoir la transformation numérique en Afrique, est un engagement national de la France, sur la base des recommandations du Groupe de travail de l’Union africaine et de l’Union européenne pour l’économie numérique et les initiatives « Lancement d’une économie numérique pour l’Afrique » (Digital Economy Moonshot for Africa[4]) et Smart Africa.
L’état de nos réflexions permettent de distinguer 4 axes clés pour appréhender les enjeux
Tout d’abord, les technologies qui contribuent au développement du numérique. C’est le pilier de base. Sans télécommunication, sans informatique pas de numérique. Les télécoms, la data et big data, l’internet et internet des objets, la blockchain sont des « enablers » clé précédemment analysés. Nous allons faire un focus sur la question des tendances télécoms nouvelles et surtout du lien avec la réglementation car cette dernière est structurante pour créer un environnement de travail propice au numérique.la réglementation ici ne concerne pas que les télécoms mais l’ensemble des dimensions du numérique : données, commerce électronique, etc. En Afrique, la situation en matière de gouvernance d’Internet présente des défis importants. Seulement 28 pays africains disposent d’une législation complète sur la protection des données personnelles, et seulement 11 pays ont adopté des lois de fond sur la cybercriminalité selon l’OCDE en 2021. Le manque de stratégies et de législation numériques crée des vulnérabilités en matière de sécurité, exposant les pays à une utilisation abusive des plateformes et des données numériques. Plusieurs pays du continent ont sus depuis 2008 montrer des temps d’avance sur l’usage de la téléphonie mobile (Kenya, Cote d’Ivoire, Afrique du Sud, Ouganda, etc.), sur celui de la blockchain (Ethiopie, Burkina-Faso, etc.) ou de la data (Kenya, Rwanda, Maroc, etc.) cela montre que l’Afrique peut-être en avance et que l’innovation schumpétérienne ne s’applique pas forcément. Même si le concept d’innovation inversée développée par des chercheurs d’Harvard ne nous semble pas parfaitement adapté, une vraie innovation systémique a eu lieu dans le numérique en Afrique[5]. Nous pensons qu’avec le développement impressionnant de l’IA depuis fin 2022, l’Afrique ne doit pas laisser passer ces innovations et des applications peuvent faire sens dans le continent y compris avec le no code. Enfin, même si son avenir semble plus lointain, des cas d’usages du métaverse (ou du moins du mixte réalité virtuelle / IA / blockchain) spécifiques au continent se regardent.
Dans le livre de 2021 nous avions évoqué les facilitateurs. Ils demeurent clés tant les institutions financières autour des ODD, avec de nouveaux acteurs qui investissent dans ce domaine (l’AFD, la BOAD ou l’UE avec le Global Gateway dont le numérique est un pillier), les start-up qui malgré la période de la crise pandémique continuent à se développer notamment dans la fintech, agritech, edtech, civictech et bien sur les grandes entreprises.
Les usages sont pour nous l’élément charnière car sans usages adéquates le numérique ne sert à rien. La crise de la Covid-19 a mis en exergue les secteurs où l’usage du numérique était essentiel. En premier lieu la question de l’identité numérique nous parait incontournable car sans connaissance des citoyens c’est la dorsale clé pour les Etats qui ne fonctionne pas. Sans cette identité le e-gouvernement ne peut se développer. La crise pandémique avec l’enjeu de diffuser des filets sociaux a bien montré la différence entre les pays maitrisant cette donnée et les autres. En lien assez proche la capacité à renforcer l’inclusion financière est un élément structurant de l’économie numérique mais aussi de l’autonomisation des populations notamment des femmes. Nous regardons notamment le cas des monnaies électroniques de banques centrales qui sont complémentaires du paiement mobile. Dans les usages clés le rôle du numérique dans l’éducation est le défi majeur des 20 prochaines années. Avec 1,2 milliard de jeunes à former dans les 20 prochaines années le défi est immense, jamais relevé par aucune zone géographique dans l’histoire de l’humanité même en Chine ou en Inde. Le numérique ne fera pas tout mais sans le numérique le défi semble impossible à relever. Le numérique impacte l’ensemble des secteurs économiques. Nous regarderons plus précisément le cas de l’agriculture qui « emploie » ou du moins fait vivre la moitié de la population africaine. Le rôle du numérique dans ce secteur est donc essentiel. Enfin les finances publiques sont aussi un cas d’usage fort du numérique à la fois car cela est la conséquence des cas précédents (identité numérique, paiement numérique) mais aussi car ce sera un moyen de financer les autres enjeux liés aux biens communs (dont l’éducation).
Nous avons aussi regardé la question des impacts du développement du numérique. Il existe depuis 20 ans beaucoup d’études économétriques sur l’impact des télécoms et du numérique sur la croissance économique mais ici nous avons voulu aller au-delà et explorer deux thèmes peu traités à ce jour. D’une part dans le champ de la santé, la question de la mortalité infantile qui est l’un des défis du continent en termes de santé. Si tout le monde à en tête le doublement de la population africaine en 20 ans on oublie souvent que le continent, qui n’a pas encore fait sa transition démographique complète, est celui où la mort d’enfants de moins de 5 ans est, et de loin, la plus élevée au monde. Le numérique ne résoud pas tout mais peut avoir un effet rapide. L’autres impact analysé est celui sur le climat où nous verrons que par l’analyse des chaines de valeur les conséquences du développement du numérique n’est pas neutre pour le climat avec quelques questions clés comme la gestion des déchets liés au numérique.
C’est au travers de l’analyse de 3 catalyseurs et de ces impacts que nous pensons apportés de nouveaux éléments d’analyses, de données, de réflexions et de recommandations pour faire avancer le débat et les actions sur le numérique en Afrique.
Source : BearingPoint, 2024, en gras les sujets traités dans ce livre (les autres dans les précédents)
L’enjeu de la structuration et d’accélération
Ce livre propose donc des analyses, réflexions, et recommandations pour aller de l’avant. Il se veut une pierre dans l’édifice pour faire avancer le sujet. Les enjeux sont fondamentaux. Le numérique ne fera pas tout bien sur, mais sera sans conteste un des éléments permettant le succès du continent dans les 2 ou 3 prochaines décennies qui s’annoncent clé. La capacité à aider le secteur privé à se développer tant dans le domaine des start-up que des secteurs clés comme l’agriculture sera un marqueur fort du succès ou de l’échec du déploiement du numérique. Le rôle des Etats restera clé et donc le e-gouvernement est un sujet central. La question sera alors triple
- Comment avoir les financements pour mener à bien ces transitions
- Comment bien structurer ces projets pour avoir de avancées avérées pour la population
- Comment assurer une accélération car les défis notamment démographiques n’attendent pas
Avoir des programmes, des financements ne suffisent pas … les échecs sont hélas légions nous avons pu être témoins dans certains domaine (e-santé, finance publique, agriculture) essentiellement lié à un problème non pas financier ou technique mais humain … le peu de compétence, sans parler des malversations, sont souvent un frein et entrainent des projets dans l’échec. Les consultants internationaux peuvent apporter une structuration, un cadre performant et aider à l’accélération mais ils ne pourront pas se substituer à long terme au capital humain local qui demeure le facteur clé de succès numéro un.
Par Jean-Michel Huet, associé BearingPoint
[1] Source : Union internationale des télécommunications et Pictet Asset Management.
[2] J-M. Huet & H. Tcheng, Et si les télécoms n’existaient pas ? Pearson, 192 pages, septembre 2009
J-M. Huet, Le digital en Afrique, Michel Lafon, 200 pages, avril 2017 ;
J-M. Huet, Africa and the digital “leapfrog”, Pearson, 170 pages, novembre 2018 ;
J-M. Huet, Afrique et numérique, Pearson, 340 pages, février 2021
[3] L’Agenda 2063 est le schéma et le plan directeur de l’Afrique visant à transformer l’Afrique en puissance mondiale de l’avenir. Site web: https://au.int/fr/agenda2063/vue-ensemble
[4] https://www.broadbandcommission.org/working-groups/digital-infrastructure-moonshot-for-africa/#:~:text=In%20short%2C%20what%20is%20required,by%20no%20later%20than%202030.
[5] Huet, Jean-Michel, l’innovation systémique pour aller au-delà de l’innovation inversée, HBR, novembre 2019