jeudi , 28 mars 2024
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Les TICS et les stéréotypes. de l’humain à Powehi.

Les TICS et les stéréotypes. de l’humain à Powehi.

Ne trouvez-vous pas curieux que notre histoire humaine soit caractérisée, continuellement et incontestablement, du Big Bang au Big Crunch, par l’exil et l’expatriation ? Ne trouvez-vous pas surprenant, qu’en répétant « Big Bang » et « Big Crunch » nous ne faisons que désigner, scientifiquement, l’intermède du plus long exil, autrement dit, l’exil universel, annoncé invariablement par tous les monothéismes. Ces mêmes monothéismes qui gardent l’exclusivité de l’avant Big Bang et de l’après Big Crunch, parce que la science ne peut pas, encore, y aller, relatent, de manière identique et commune, la même aventure originelle : le premier couple fondateur, après avoir cueilli, lavé ou non, dégusté, savouré… après avoir mangé le fruit, avec ou sans pépin, il s’est retrouvé sur Terre : exil originel. Où exactement ? Certainement, d’après les dernières nouvelles paléoanthropologiques, donc scientifiques évidemment, quelque part sur le sol sud-africain, il y a entre trois et quatre millions d’années. Est-ce à cause du choc culturel ou du traumatisme psychologique que le couple « exparadisé » a perdu parole, locomotion et mémoire, donc intelligence ? Devenu aphasique, paralytique et amnésique, il s’est retrouvé embarqué dans l’aventure qui a fait que nous soyons ce que nous sommes : condamnés à tout (ré)apprendre.  En tout cas, et d’après le récit scientifique toujours, notre début d’humanité ressemblerait à un réveil difficile ou, plus exactement, à un lent et progressif retour à la vie normale d’une personne qui aurait été assommée d’un violent AVC ! Probablement, et il y avait de quoi succomber au choc traumatique : paradis troqué contre survie désertique et austère ; abondance sans limites et sans effort délaissée contre besoin, lutte et travail… Avons-nous cessé pour autant de partir ou d’émigrer ? Pas du tout, au contraire, nous passons notre temps à vider les lieux : après un séjour agréablement paradisiaque dans le placenta maternel, le fœtus le quitte pour le giron familial. Devenu enfant, il cède celui-ci pour l’école. A l’âge adulte, il abandonne l’instruction et l’apprentissage pour le travail, qu’il quittera, dans la foulée, au profit d’une paisible retraite bien méritée… pour, au final, échapper de justesse à la vie et s’incliner devant l’ultimatum : mort. Entre temps, et depuis peu, quelques nomades humains ont déserté la Terre et bivouaquent dans l’espace où ils ont planté, au-dessus de nos têtes, une véritable tente-laboratoire : ISS ou International Space Station. Et d’ailleurs, le mot « station », c’est-à-dire, attente ou étape, avoue , justement, qu’il s’agit à peine d’une halte ou d’une pause sur le chemin qui mène vers l’ailleurs à la recherche d’autres « pied-à-terre » : Lune, Mars… Ainsi, nous sommes définis comme l’espèce qui n’a jamais cessé d’émigrer : homo viator. Mais nous l’oublions si souvent que nous osons traiter les occupants de la maison d’en face, qui viennent d’à côté ou d’ailleurs et qui s’apprêtent à emménager, de : lointains et d’étrange(r)s ; les résidents de l’autre quartier,  quand ils ne sont pas suspects, de : particuliers ; les citadins de la ville d’à côté de : différents et éloignés… les personnes venues d’autres pays, quand elles ne sont pas invasives et envahissantes, de : sujets insolites et inquiétants… Et à l’échelle planétaire : les Américains traitent bien l’Europe de vieux continent… Bref, à entendre les uns et les autres, il n’y aurait que des étrangers autour de nous, alors que, nous-mêmes, et quel que soit notre bout de terre auquel nous sommes attachés et que nous défendons, nous ne faisons que passer d’errance en errance. Est-ce que nous réservons ce traitement exclusivement à nos semblables? Pas du tout, puisque nous osons nommer sauvages les plantes et les animaux qui résistent à nos caprices dominateurs. Et, effrontés que nous sommes, et tandis que nous projetons, au même moment, de découvrir leur planète, nous osons traiter d’envahisseurs, des prétendus êtres extraterrestres, supposés venir de Mars, ou d’ailleurs. Nous n’avons épargné aucune créature, qu’elle soit humaine, animale, végétale, ou même extraterrestre et nous avons excellé à leur tailler des préjugés sur mesure. Bref, que nous le voulions ou non, et selon les versions, nous sommes tous, descendants du même couple originel, issus de la même braise qui s’est détachée du Big Bang, ou enfin africains jusqu’au fin fond de nos gènes. Réussirons-nous, pour autant, à arrêter le déferlement des idées reçues qui nous enchaînent, malgré tout ce qui nous libère et nous tire vers le haut : l’intelligence, la science et toutes les technologies ?

Malgré notre degré d’intelligence et nos avancées scientifiques vertigineuses, les   technologies des télécommunications précisément, qui sont censées être neutres et équitables, car basées sur des sciences considérées objectives, ne cessent de participer de manière sournoise aux idées reçues. En effet, à coup d’algorithmes mathématiques, à force de suggestions et à l’aide de recommandations, les TICs conditionnent, insidieusement, nos choix et nous dictent des contenus, écrits à lire ou filmés à regarder.  Or « algorithme », « recommander » et « suggérer », comme nous allons le voir, sont très loin d’être neutres ou objectifs. Pour illustrer ce constat, prenons deux exemples très courants et profondément révélateurs : l’un concerne la formation et l’autre relève de l’information. Tentons, ensemble, de prendre des nouvelles du monde qui nous entoure et interrogeons, donc, internet et optons pour notre canal préféré. Le moteur de recherche exécute notre choix et davantage encore, puisqu’il nous suggère plusieurs contenus accompagnés de « le public de … regarde également cette chaîne ». Sans broncher, nous acceptons, passivement, d’abord que cela se fasse et plus grave encore, nous acceptons, volontiers, la proposition puisque nous ne résistons pas à la tentation d’aller lire, voir ou écouter ce qui se dit sur la chaîne proposée. Le moteur de recherche, en nous suggérant de suivre les informations sur d’autres chaînes, sous prétexte que d’autres individus l’ont fait, vient de « construire » une idée reçue, préétablie et toute fabriquée sur chacun d’entre nous. Et ce qui nous paraît aveuglément évident devrait en réalité, au moins nous préoccuper, sinon, éveiller notre méfiance. Nous venons d’accepter d’être assimilés à d’autres que nous n’avons jamais vus et que seul le moteur de recherche connaît ! Aurions-nous supporté, si cela se passait devant chez-nous, d’être amalgamés et assimilés à d’autres que nous ignorions totalement ? Aurions-nous toléré cette confusion, abusive et provoquante, si elle émanait d’un inconnu sur le trottoir d’en face ?  Absolument pas. Par contre, nous ne prêtons même pas attention à cette malsaine généralisation élaborée par le moteur de recherche. En effet, ce dernier s’est fait, d’abord, une idée de la recherche individuelle, ensuite, il l’a comparée à celles des autres, et enfin, il a confondu l’individu avec l’ensemble. Ainsi, à partir d’un fait complétement isolé et tout à fait unique, on assiste à un glissement, d’apparence toute banale, mais en réalité très sérieux, vers une certaine idée vague et générale. Vous avez noté le mot « public » dans la suggestion ! Ainsi encore, à l’aide de l’individu on opine sur le groupe, ou, on s’en fait une opinion : c’est exactement ce que nous appelons « préjugés » et cela se passe sans aucune résistance et sans la moindre contestation. Deuxième exemple : cherchons, cette fois-ci, à apprendre par vidéo, ce que c’est qu’un « trou noir », par exemple. Nous obtiendrons des vidéos qui répondent à notre requête, mais surtout, d’autres accompagnées de : « recommandées pour vous » ! Sur quels critères s’opère cette recommandation ? Est-elle objective et neutre… ? Et là encore, comme dans le cas précédent, nous acceptons naturellement et volontairement, cette recommandation que nous aurions refusée ailleurs. Nous acceptons, sans contestation ni défense, et la suggestion et la recommandation car nous estimons que, servi par des algorithmes mathématiques, le moteur de recherche exécute de manière neutre et anodine. Nous avons complétement tort de le penser.

En effet, l’élégance de la langue nous démontre Ô combien les mots trahissent l’intention non avouée des TICs ! Et pour commencer, le verbe « recommander » d’abord. Comme « commander », « recommander » formé à partir du mot « main », signifie à l’origine remettre entre les mains de quelqu’un les soins d’une affaire. Les mains de qui ? Et quelle affaire ?  Et  surtout par qui ? L’algorithme mathématique met, sans mon avis, entre les mains du moteur ma recherche ! D’autre part, vous avez, sans doute, remarqué le rapprochement évident entre « recommander » et « commander », et surtout, ce dernier qui signifie donner des ordres. Or l’acte de donner des ordres n’est ni totalement objectif ni entièrement indifférent. Question : suis-je commandé quand je manipule internet ? Coïncidence curieuse, troublante et géniale, en même temps, puisque manipuler vaut, simultanément, pour manœuvrer et pour influencer, et où la main redevient visible : souvenons-nous, de man : main, et de pleo : remplir. Reprenons : sommes-nous manipulés, c’est-à-dire influencés, quand nous manipulons, c’est-à-dire quand nous manœuvrant internet ? Si oui, par quelle main invisible, algorithmique, mathématique et scientifique ?  Autrement dit, la main qui pianote le smartphone ou le clavier, est-elle au courant de la main, imperceptible, qui serait en train de s’en mettre plein les mains… ou plutôt plein les poches, avec en prime, la mainmise ?

D’autre part, le mot suggérer, qui est un dérivé du verbe gérer, comme l’est également exagérer, laisse avouer particulièrement le mot geste. Et le mot « geste » nous importe beaucoup dans notre contexte, puisqu’on y retrouve la main, car un geste est tout simplement « un mouvement significatif de la main » qui indiquerait, ici sur la toile, dans quel sens l’utilisateur devrait prendre l’autoroute de l’information ou vers quelle école virtuelle devrait-il se diriger et fréquenter, c’est-à-dire encore une fois, l’utilisateur est à nouveau commandé. Et surtout « ingérer », qui est plus flagrant, puisqu’il dit « porter dans », et du coup, suggérer des contenus que personne n’a demandé revient exactement à s’immiscer dans l’affaire de l’autre. Sans exagérer, suggérer est déjà le début de l’ingérence dans la vie d’autrui ! Nous venons de voir un argument linguiste de la partialité flagrante des TICS.

Il nous reste, enfin, un argument technique, que voici. L’« algorithme », un mot bien particulier resté exclusivement réservé au jargon informatique, voué, d’après les linguistes,  à la disparition du langage commun et courant, a refait surface en 1999, quand Larry Page et Sergey Brin, deux étudiants de Stanford, inventaient Pagerank, algorithme destiné à classer les quelques millions de pages que comptaient l’internet de l’époque, ce qui a permis dans la foulée la naissance de Google. Et qu’est-ce que classer, sinon, cataloguer, étiqueter, ranger, enfermer : et c’est exactement ce qui s’opère juste avant l’établissement d’un préjugé. Ainsi, aussi scientifiques qu’ils puissent paraître et, de surcroit, aussi mathématiques qu’ils en aient l’air, les algorithmes ne sont pas si objectifs qu’on ne le croit. Ni objectifs ni neutres, idéologiques même, comme le pense Cathy O’Neil, les algorithmes, fondements et bases des modèles mathématiques, ne sont rien d’autres que « des choix éminemment subjectifs, des opinions, voire des préjugés insérés dans des équations mathématiques ». Elle va très loin dans sa critique, détaillée dans son dernier livre : « Algorithmes : bombes à retardement », et où elle demande de la méfiance envers les algorithmes, qu’elle n’hésite pas à qualifier de véritables « armes de destruction mathématiques ».

Toujours à propos des algorithmes, nous avons tous été éblouis, début avril dernier, par la prouesse spatiale unique dans l’Histoire : Powehi ou le cliché du trou noir. Evidemment, il ne s’agit pas d’image réelle prise devant le M87 ! Portraiturer un monstre pareil qui se trouve à quelques 55 millions d’années lumières est si impossible que demander à un atome d’hydrogène de se prendre en selfie avec la Terre ! La prétendue « image » que nous avons tous vue sur tous les médias, n’était qu’une idée obtenue ou reçue de la part d’un laboratoire qui a reconstitué, algorithmiquement, un ramassis de plusieurs fragments d’images prises par plusieurs télescopes semés un peu partout sur le globe terrestre. D’ailleurs, le terme cliché, synonyme d’idée reçue, a été utilisé par la presse spécialisée, où on apprend, que c’est grâce à un algorithme mathématique, encore et toujours, que la reconstitution a été rendue possible : au-delà du mot algorithme dont nous venons de voir le pouvoir « stéréotypique », je vous laisse méditer sur cliché, qui donne une idée confuse mais incapable de refléter la réalité avec fidélité. Alors, entre nous, même un objet céleste et très lointain, situé à plusieurs millions d’années lumières de notre nombril, n’a pas été épargné non plus, puisqu’il est, de surcroit, traité de noir. Heureusement que les hawaïens ont sauvé la face et honoré l’espèce, puisqu’ils ont réparé le préjudice et ont choisi « Powehi » pour chanter ce qu’on a appelé, à tort, image du trou noir. Powehi voulant dire « la création sombre insondable ornée » : ce n’est nullement algorithmico-clichant ni scientifico-réducteur, et tant mieux, mais cela restitue poétiquement et équitablement la réalité : sombre décrit l’absence neutre de la lumière, insondable relate l’inaccessibilité objective, et ornée, insiste sur la beauté, le charme et la splendeur de la création.

Résumons. Quand une idée déplacée, archaïque voire dangereuse, est maquillée d’un peu de science, elle ne trouve nullement de résistance et prend la forme d’une vérité ou d’une évidence. Comme on vient de le voir et bien qu’elles soient portées par des algorithmes mathématiques, les TICs manquent cruellement d’objectivité, de détachement et de fidélité. Est-ce pour autant une nouveauté ? L’histoire récente nous prouve, malheureusement, que non. L’eugénisme allemand, comme un exemple historique, à l’origine des boucheries humaines au siècle dernier, était bien soutenu par des thèses scientifiques. L’autre exemple est celui de la mesure quantitative de « l’intelligence », formulée par le QI, et qui repose bel et bien sur la loi mathématique, appelée la loi normale, a fait l’objet de plusieurs critiques. Enfin, les tradeurs, par une certaine confiance aveuglante et sans limites dans les modèles mathématiques, ont précipité le monde dans la crise financière de 2008… Et bien d’autres encore, mais cet exemple sérieux et courant, celui des TICs, prouve que si la science a bien réussi à casser l’atome et à émerveiller l’humanité de prouesse spatiale très lointaine et inégalable jusqu’à présent, elle peine, encore, à désintégrer quelques préjugés, qu’ils soient algorithmiques ou non, scientifiques ou pas, mathématiques ou autres : et la terre poursuit sa carrière !

Par Ata-Ilah Khaouja

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