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JEAN Walter : des hôpitaux parisiens à Zellidja

JEAN Walter : des hôpitaux parisiens à Zellidja

A l’extrémité Est du Maroc, à quarante KM de la ville d’Oujda, comme une aiguille en plomb ou en argent dans une botte de foin, un petit village complètement perdu entre les montagnes que tous les oujdis ainsi que tous ceux qui l’ont visité appelaient la deuxième Paris, Sidi Boubker est un havre de paix qui a vu ma naissance et où j’ai paisiblement grandi jusqu’à la fin des années 60. Sa renommée internationale? Les industries minières de Zellidja que le grand entrepreneur Jean Walter a fondées et qui ont changé la vie de milliers de familles.

Qui est Jean Walter ?

Né à Montbéliard (Franche-Comté) le 10 mai 1883, de confession protestante et homme d’influence de la IVème république française, Jean Walter était un architecte diplômé en 1902 à l’âge de 19 ans de l’école spéciale de l’architecture (ESA) de Paris, qu’il a intégré en 1899. En France et ailleurs dans le monde, il s’est illustré entre autres dans trois domaines architecturaux: le logement social, l’architecture hospitalière et l’immobilier de luxe. Cette renommée professionnelle lui a valu des prix nationaux et internationaux, mais aussi elle l’a engagé à jouer un rôle dans la construction du Maroc au côté de Lyautey qui l’a appelé à participer à l’architecture des villes de Casablanca, Rabat, Fès et Marrakech. Après le Maroc, il a été sollicité ailleurs et notamment en Turquie, où le président Atatürk l’a chargé de réaliser le plan urbain de Péra ou Beyoğlu, la partie européenne d’Istanbul.

Jean Walter architecte

C’est d’abord dans le domaine hospitalier qu’il s’est spécialisé, où il devient le premier architecte à avoir introduit en France le modèle américain de l’hôpital en hauteur, encore appelé « hôpital-bloc ». Par exemple en 1932, le plan architectural de l’hôpital Beaujon, de Clichy, lui a nécessité 10 500 pages de calculs. On lui doit également, en 1934, la ville hospitalière de Lille puis, en 1937, la faculté de médecine de Paris bâtie sur le site de l’hôpital de la Charité dans le 6ème arrondissement. Jean Walter est également l’inventeur du concept des cités jardins dont l’inauguration a débuté en France en 1906. Au Maroc, Jean Walter a conçu à la ville de Zellidja Sidi Boubeker un service médical très performant. Dès 1948, il a réalisé un hôpital  à 12 lits. Plus tard un dispensaire avec  médecin a été installé à la médina de la ville.

Jean Walter à Sidi Boubker

Jean Walter a participé à la Première Guerre mondiale 14-18. En 1918 il est sorti de cette guerre avec un grade de capitaine après avoir été blessé quatre fois. Peu de temps après « la Première Guerre mondiale » (14-18), Jean Walter se rend à Sidi Boubker, à 40 km de la ville d’Oujda pour y redécouvrir les gisements de minerais de plomb (complétés plus tard par du zinc et de l’argent). Zellidja Boubker a été créée le 24 mars 1925. Avant qu’il fonde Zellidja, en tant qu’architecte et faute d’argent qu’il devait recevoir de la société qui exploitait déjà les mines avant 1925, il échange les titres de cette société contre des créances. Avec l’aide de son fils aîné, Jacques, il commence à exploiter le gisement de Zellidja à Sidi Boubker en 1926. Mais, après la crise de 1929, les cours internationaux du plomb chutent fortement et Jean Walter se trouve contraint de fermer la mine en 1931 et d’attendre 1936 pour donner une nouvelle vie à la mine. Il doit arrêter à nouveau, en 1940, l’activité de la mine, à cause du contexte de la seconde guerre mondiale (1939 – 1945). Jean Walter n’a pu rouvrir la mine qu’après le débarquement américain. À cette époque, les États-Unis qui devaient importer autant de plomb qu’ils en produisaient, ont aidé financièrement et techniquement Jean Walter en 1942 dans le cadre du plan Marchal, aide qui a été le coup de pouce qui devait assurer, par la suite, le succès de l’entreprise. Zellidja jouit d’un écho mondial et devient un symbole de réussite économique, dans un univers encore en reconstruction après la Guerre. C’est ainsi que l’entreprise Zellidja est devenue le deuxième exportateur mondial de plomb et entre 1940 et 1950, et la mine la plus prospère au monde et la mieux gérée.

KHAOUJA MOHAMMED. PHOTO PRISE LE 11 JUIN 1969  A ZELLIDJA,                                                   BOUBEKER (OUJDA,MAROC)

« Pour gagner de l’argent il faut le partager »

A Zellidja Boubker, pour construire la nouvelle ville de 10 000 habitants, Jean Walter a conçu des plans qui intègrent tous les aspects sociaux et il est resté fidèle à sa composante sociale qui a toujours accompagné ses préoccupations d’architecte. Et il y avait de quoi qualifier Boubker de la deuxième Paris : en plus de la médina avec sa kissaria ou ses petits commerces, Jean Walter a bâti, pour l’alimentation, une grande surface, un grand « monoprix » digne d’un supermarché de quartier parisien ; un grand espace d’hospitalisation, des lieux de distraction comme le cinéma, le stade… et surtout « l’Ecole Pratiques des Mines de Touissit », une école des mines à l’intérieur de l’entreprise où étaient formées les compétences utiles à l’exploitation minières. Tous les ans des jeunes diplômés en sciences géologiques et minières de cette école.

Les 1000 habitants de Sidi Boubker vivaient directement ou indirectement de l’activité minière. Et à tous les employés, plus de 1000,  ainsi qu’à leur famille, Zellidja proposait des logements de fonction construits par jean Walter. Et sa devise « pour gagner de l’argent il faut le partager » n’est pas restée un vœu pieux, au contraire, les boubekris l’ont vue concrétisée dans leur village. Dès 1948, Jean Walter a conçu à Zellidja Sidi Boubker un service médical très performant composé de 12 lits. Cet hôpital a  été construit à proximité du camp militaire, juste en face de la cité européenne. Aux côtés du médecin chef, le célèbre Dr  Siraje, exerçaient 4 médecins, un infirmier major, M. Zegrari Bachir, et une douzaine d’infirmiers dont les deux espagnols Malolo et Mariscal. Ce service médical était complété par deux ambulances au service des urgences, une pharmacie qui livrait tous les médicaments gratuitement et un cabinet pour les soins dentaires. L’hôpital menait des campagnes de vaccination systématiques, y compris à l’école primaire « lbn Toumert » où j’étais élève, et livrait  également des billets de consultation ou d’hospitalisation à l’hôpital Maurice Lousteau à Oujda, devenu El Fârâbî  plus tard.  Pour les cas plus sérieux, parfois les patients étaient pris en charge à Casablanca ou en France. Plus tard, un dispensaire avec  médecin, a été installé à la médina.

Après avoir pratiqué l’architecture en France et à l’étranger, il est devenu, grâce aux mines de Zellidja Boubker (à l’Est du Maroc), un industriel, un homme de mines connu au niveau mondial… et un mécène.

Jean Walter philanthrope, mécène…

Un souvenir de jeunesse ne l’a jamais pas quitté : quand il avait 16 ans, Jean Walter a rencontré des difficultés financières pour organiser un voyage en Italie. Il a été obligé de vendre des poulets en parallèle et de faire des économies pour faire le tour de l’Italie. Cette aventure touristique italienne, l’a marqué à jamais et a été déterminante dans sa vie personnelle et professionnelle puisqu’elle lui a fait découvrir énormément d’enseignements architecturaux de la période de la renaissance qui l’ont amené à choisir l’école d’architecture de l’ESA. De ce souvenir d’enfance, il fonde en 1939, les bourses Zellidja en consacrant une partie de sa richesse au lancement de jeunes de 16 à 20 ans à la découverte du monde. Ces bourses ont permis aux lycéens d’acquérir, en plus de leur formation académique, l’autonomie, l’entrepreneuriat et l’esprit d’aventure et d’initiative qui le caractérisaient. De 1939 à nos jours, plus de 10 000 jeunes ont bénéficié des bourses Zellidja. Et à nouveau il a prouvé que « pour gagner de l’argent il faut le partager », ne lui était pas un simple slogan.

Un autre projet de cet homme va montrer son engagement philanthropique : à la cité universitaire internationale à Paris, il a pris part à la conception du plan architectural de la maison du Maroc, et a largement soutenu, au côté de l’état marocain, son financement en 1953. Et d’ailleurs un des pavillons de cette cité, en hommage à sa contribution, porte toujours son nom.

Jean Walter s’était également illustré dans l’art et, ayant été l’ami de Picasso, certains historiens affirment que, lors de ces visites au Maroc, Picasso aurait accompagné Jean Walter à Sidi Boubker.

Jean Walter a fait don de 144 peintures au musée de l’Orangerie dans ce domaine. Le Musée de l’Orangerie à Paris est né de cette donation, associée à celle de son ami le marchand d’art Paul Guillaume.

Il était également écrivain : il a publié entre autres un livre sur « la renaissance de l’architecture médiévale » lors de son incarcération en prison pour actes de résistance de 1943 à 1944.

A noter également durant la période prospère, Zellidja était propriétaire du quotidien « Maroc Press » et de l’hebdomadaire financier « le Petit Casablancais ».

La fin de jean Walter

En 1941, Jean Walter a épousé sa maîtresse, l’aventurière Juliette Guillaume, dite « Domenica », veuve du marchand et critique d’art Paul Guillaume. En 1957 en Seine-et-Marne, quittant le restaurant où il déjeune tous les dimanches, Jean Walter est écrasé par une voiture 2 CV. Mais sa femme Domenica refusant de faire appeler une ambulance, choisit de le conduire à l’hôpital dans sa propre voiture avec son amant médecin, le Dr Maurice Lacour. À son arrivée aux urgences, Jean Walter est décédé. Peu de temps après, la veuve a pris soin de placer son frère Jean Lacaze à la tête de la mine de Zellidja. Dans le milieu des affaires, à l’époque, on a conclu à un meurtre déguisé en accident de la circulation. D’ailleurs, elle a été poursuivie à Paris devant les tribunaux pour d’autres affaires criminelles, mais tout récemment, le magazine Paris Match du 4 au 10 août 2016 a rapporté que : « La jolie fille Juliette Guillaume, dite « Domenica » qui collectionnait les hommes et les toiles, a dû céder à l’époque ses trésors à l’Etat français pour dissiper l’odeur de ses crimes ». Dans ces mêmes milieux ainsi que dans certains organes de presse aux USA on avait affirmé qu’André Malraux ministre de la culture à l’époque a joué un rôle important dans cette transaction immorale !

Zellidja après Jean Walter

Pour les raisons suivantes, au cours des années 60, les comptes de la société Zellidja n’étaient pas sains :

1-Les conséquences de la mort de JW en juin 1957:

Le décès de Jean WALTER en 1957, et son remplacement à la présidence de Zellidja par Jean LACAZE, frère de Domenica Guillaume, compliquèrent la gestion de la mine de Zellidja. WALTER, homme de grande valeur, en tant que patron plutôt social et ouvert,  aurait bien réussi à gérer la situation des années 60 et surtout à éviter la grève des trois mois en 1963. Son beau-frère M. Lacaze, très introduit dans les milieux industriels et financiers anglo-saxons, en tant qu’ex patron de la filiale Shell-Algérie, a remplacé l’esprit paternaliste du fondateur par une logique purement financière. La guerre d’indépendance algérienne venait de se terminer avec succès pour le Front de libération nationale (FLN), et la population de Boubker, qui comptait une importante minorité d’Algériens et avait été impliquée dans ce conflit, avait certainement le sentiment que « la lutte paye! ». Les syndicats présents dans la société, ont convenu en 1963 d’une action commune contre la direction de M. LACAZE. L’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) et l’Union marocaine des travailleurs (UMT) s’associent pour lancer, la même année, une grève générale. La fin de la grève a été décidée à la suite du protocole d’accord obtenu grâce à la médiation de M. Karim LAMRANI. L’entreprise a obtenu l’autorisation d’appliquer son plan de réduction d’activité et de licencier 1/3 de ses effectifs! Le protocole fixait l’indemnité de départ à 1 mois de salaire par an d’ancienneté, ce qui, pour beaucoup, dépassait un an de salaire, un petit capital pour créer une activité artisanale ou commerciale. La fixation de cette indemnité a été une référence par la suite non seulement pour Zellidja, mais aussi pour les autres sociétés minières et a donc eu une conséquence sur la législation du travail au Maroc et notamment, bien plus tard, dans le départ volontaire lancé au Maroc en 2006.

2- La guerre d’indépendance de l’Algérie :

Lors de cette guerre, ce village situé à 40 km de la ville d’Oujda et à quelques kilomètres de l’Algérie, vivait au rythme des affrontements entre combattants algériens et armée française. Personnellement, encore enfant à l’époque, je me rappelle qu’à  notre réveil, nous partions chercher, tous les matins, les éclats et les restes des bombes qui ont explosé la nuit. Les affrontements ont été intenses et sans merci. Plusieurs personnes sont mortes ou blessées dans notre village, soit par l’explosion de bombes, soit par des éclats d’obus chauds, soit par les mines personnelles plantées à la frontière. Je n’ai jamais compris pourquoi ce village a reçu plusieurs bombes, peut-être parce qu’il abritait des combattants algériens ou parce que les Marocains étaient également impliqués dans la bataille.

3- La guerre de 1963 entre le Maroc et l’Algérie et la nationalisation par l’Algérie de la société, la Nord-Africaine de Plomb (NAP) en 1966 ont également été un coup fatal pour la société minière Zellidja.

Pour mémoire, en 1942, Zellidja avait créé une société, la Nord-Africaine de Plomb (NAP), avec 49% pour la part d’une entreprise américaine, pour l’exploitation d’une nouvelle zone du gisement de plomb et de zinc découvert par Jean Walter dans une zone qui s’étendait au-delà de la frontière Maroco-algérienne et non loin de Sidi Boubker. Mais, après le décret de nationalisation, signé par Boumediene en 1966,  l’Algérie a nationalisé la NAP. Personnellement, j’avais 12 ans et je me rappelle bien de l’arrivée à pied des employés de la NAP à Sidi Boubker après le premier jour de la nationalisation car leurs voitures et leurs bus ont été aussi nationalisés.

La guerre des sables entre le Maroc et l’Algérie en 1963 a également compliqué la vie de la société et affaibli le fonctionnement normal de l’activité minière de Zellidja. Le premier jour de la guerre d’automne en 1963, je me souviens également du départ de mon père de la maison de Sidi Boubker à 1h00 du matin pour procéder avec les autres employés de Zellidja à la fermeture des galeries souterraines qui reliaient les mines de part et d’autre de la frontière. Les galeries communes entre les deux mines sont restées fermées jusqu’à la cessation totale de l’activité minière de Zellidja Boubker en 1969.

4-L’effondrement du prix du plomb dans les années 1970, s’ajoute aux trois premières causes de sorte qu’un village entier est privé de son activité principale. Les anciens salariés depuis 1969 évoquent encore avec une grande nostalgie cette époque où les gisements miniers ont permis une source de revenus et un emploi stable pour tous.

En conclusion.  

Nous pouvons dire que Jean Walter a été : un grand philanthrope créateur des bourses Zellidja pour les jeunes, le concepteur de la maison du Maroc à Paris, un architecte de grande valeur qui a révolutionné l’architecture hospitalière, un industriel de renommée mondiale et le créateur d’une ville de 10 000 habitants à Sidi Boubker près d’Oujda et où les 1000 étaient tous logés dans des logements modernes construits par l’architecte Jean Walter. Jean Walter a également fait gagner beaucoup d’argent à la France et au Maroc de 1925 à 1969. Sauf erreur de ma part, aucune rue n’a été dédiée à la mémoire de ce grand personnage au Maroc à part le nom « Walter » donné à un des pavillons à la maison du Maroc à Paris! Et en France seules Montbéliard (25200), Lille (59000), Le Havre (76600) et Clichy (92110) ont donné le nom de Jean Walter à leur rue !

            PAR AHMED KHAOUJA. INGENIEUR TELECOM  (NE A ZELLIDJA BOUBEKER).

 

 Référence:

-Livre de Jean-Pierre Clerc (journaliste Le monde), « Jean Walter & Zellidja ou le Devenir-homme », Kéraban, 2010.

– Notes de mon père Khaouja Mohamed : qui était employé de Zellidja Boubeker de 1948 à 1969, où il a suivi une formation à l’école des mines de Touissit entre 1962 et 1963. Auparavant il était employé des mines de fer de Sif Rif de 1942 à 1947.

-Rapport de Zellidja de l’ingénieur des études à Zellidja Pierre Bernit : « le fond des choses et ma vérité sur la grève de 1963 ».

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