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Fracture numérique dans un contexte de Covid19

Fracture numérique dans un contexte de Covid19

Par M. Mor Ndiaye Mbaye Directeur de Cabinet du
Ministre de l’Economie numérique et des Télécoms du Sénégal

La planète entière est secouée par la pandémie de la Covid19 (hé oui les académiciens nous ont forcé sa féminisation) qui a pris tout le monde au dépourvu, remettant en cause toutes les certitudes et montrant les limites criardes des systèmes sanitaires de tous les pays sans exception, qu’on croyait résilients pour la plupart surtout dans les pays développés. Sa plus grande prouesse est d’avoir déjoué tous les pronostics et réussi, en un temps record, à toucher la quasi-totalité du globe avec un nombre de contaminations qui a atteint en mi-mai, plus de 4 millions 350 mille personnes dans 187 pays et territoires, selon un bilan du Centre pour la Science et l’Ingénierie des Systèmes (CSSE) de l’Université Johns Hopkins de Baltimore.  Il est parvenu ainsi à arrêter toute l’activité économique mondiale, confinant plus de quatre milliards d’individus dans des « prisons familiales » et les poussant dans l’imagination de nouvelles stratégies d’adaptation et de survie.

La riposte digitale

C’est ainsi que le numérique s’est révélé incontournable par ses usagers multiformes dans toutes les dimensions de la lutte contre la Covid19. Il s’est retrouvé comme principal levier d’un monde qui se réinvente dans un sursaut de survie pour faire face à cette crise et sauver ses fils. L’explosion des usagers numériques se mesure aujourd’hui à l’aune de la vitesse de propagation sans précédent du virus dans les différentes contrées du monde.

C’est une vérité de La Palice que d’affirmer que face à cette propagation vertigineuse, qui épouse les contours d’une structure arborescente renversée, la principale stratégie des spécialistes de la santé est d’identifier le maximum de porteurs afin de rompre la chaine de transmission. Dans cette perspective des outils numériques de tracking des cas infectés se sont révélés indispensables.

Il s’y ajoute que le confinement forcé des personnes dans leurs domiciles, a fait exploser les usages numériques dans le télétravail, la télémédecine, l’e-commerce, le télé-enseignement, les divertissements, etc. A titre d’illustration, Facebook vient de réaliser un chiffre d’affaires record de 17,74 milliards de dollars de revenus sur le premier trimestre 2020, contre 15,08 milliards sur toute l’année 2019 ; alors que La plateforme Netflix de vidéo en streaming a annoncé en avril avoir attiré 15,77 millions d’abonnés payants supplémentaires dans le monde au cours du premier trimestre, soit le double des prévisions des analystes.

Aussi, l’utilisation des solutions numériques d’enseignement à distance, de mise à disposition de contenus d’enseignement via internet ou par applications mobiles connaît-il aujourd’hui son apogée partout dans le monde. Il en est de même pour le télétravail, pour tous les employés dont le type de travail le permet.

Ce potentiel globalement satisfaisant du digital, à s’imposer comme outil palliatif pour, sinon  juguler une récession mondiale sans précédent, du moins en atténuer les effets dévastateurs, ne cache-t-il pas des disparités criardes entre pays du nord et pays du sud ?  La réponse est assurément « Oui ».

Elle pose la lancinante question de ce qui est communément appelé la fracture numérique. 

La fracture numérique

Elle désigne les distorsions très souvent observées au niveau de l’accès aux technologies et services numériques au sein d’un territoire. Il s’agit communément des inégalités constatées dans la distribution spatiale des moyens et outils mis à la disposition des populations pour leur permettre d’accéder aux services et ressources technologiques. Ces inégalités sont fortement marquées entre les pays développés du Nord et ceux du Sud dits en voie de développement mais sont aussi très perceptibles au sein des pays pris individuellement. Elles englobent aussi le clivage fort remarqué entre les producteurs de contenus ou infos-producteurs essentiellement issus du Nord et les simples consommateurs ou infos-consommateurs du Sud.

A titre illustratif et à fin de 2019 ces chiffrent parlent d’eux-mêmes :

Comme on le voit l’Afrique, avec environ 17% de la population mondiale, compte 21% des détenteurs mondiaux d’un téléphone mobile, mais seulement 10% du total mondial d’internautes et 5,7% d’usagers actifs sur les réseaux sociaux. Au-delà de ces chiffres il est aisé de constater des disparités plus profondes dans les accès et les usagers du numériques. Pascal Plantard, professeur en sciences de l’éducation de l’Université Rennes 2, fait état de quatre niveaux de fractures numériques : (1) l’accès, (2) l’usage, (3) les différents moyens d’interprétation, (4) la socialisation des pratiques selon les groupes auxquels on appartient.

La fracture numérique est ainsi un concept nouveau apparu avec l’avènement d’Internet et de ses technologies qui constituent une véritable révolution technologique dans le domaine de l’information et de la communication (TIC) et qui touchent tous les secteurs de la société et de l’économie. Il (le concept) est utilisé pour traduire le creuset qui sépare d’une part ceux qui ont la chance de bénéficier de l’accès aux contenus et services numériques informationnels (les infos-riches ou info-privilégiés) et d’autres part ceux qui sont laissés en rade et qui ne peuvent y accéder pour des raisons à la fois d’ordre géographique, économique, sociologiques et de formation (les infos-pauvres ou info-défavorisés).

C’est ce fossé numérique ainsi creusé qui est communément appelé fracture numérique. Il a introduit une nouvelle division sociale en accentuant l’inégalité d’accès aux bénéfices du numérique entre les groupes sociaux, entre les riches et les pauvres. Sur cette base, la fracture numérique ne se limite pas seulement aux moyens (matériels, infrastructurels, financiers, de formation) d’accès à l’Internet, mais elle s’élargit à l’ensemble des technologies de l’information et de la communication : l’ordinateur, la télévision numérique interactive, les produits multimédia, les télécommunications mobiles, la photo et la vidéo numériques, les arts numériques, les services publics, associatifs et commerciaux en ligne.

Ainsi, il apparait que la fracture numérique adresse l’accentuation du fossé dit numérique qui met en exergue la forte discrimination qui ne cesse de croître entre les « info-privilégiés » et les « infos défavorisés ». A l’échelle mondiale, il est avéré que plus de 75% des utilisateurs de l’Internet sont concentrés dans la partie du monde qui compte moins de 15% des habitants de la planète (source UIT). Autrement dit, plus de 43% des êtres humains n’ont pas accès, par des moyens modernes, aux informations, aux connaissances et aux savoirs accumulés par l’humanité.

Cela avait amené le Secrétaire général de l’ONU, Monsieur Ban Ki-moon, à l’occasion de la Journée Mondiale des Télécommunications et de la Société de l’Information du 17 mai 2012, à souligner la nécessité d’améliorer l’utilisation des technologies de l’information et de la communication pour soutenir le développement durable et réduire le gap numérique.

En effet, le développement fulgurant des technologies numériques booste continuellement la croissance des économies modernes et a fini de les installer comme levier de croissance incontournable pour ne pas dire indispensable.  Leur absence et/ou faiblesse d’appropriation constitue, à n’en pas douter également, une source d’exclusion que la théorie économique qualifie de fracture numérique (Montagnier, Muller, Vickery, 2002). Cette fracture numérique peut être interne à un pays (entre ses différentes régions), comme elle peut être externe (entre des pays d’une même région), telle que celle qui oppose les pays du Nord à ceux du Sud. Dans les deux cas, elle est multidimensionnelle puisqu’elle peut être infrastructurelle (répartition géographique non équitable), financière (non accessibilité des coûts des équipements et de la communication), sociologique (dimension genre non prise en compte, taux d’analphabétisme élevé, illettrisme, manque de formation, etc.).

 Illettrisme

Il désigne l’état d’une personne ne sachant ni lire ni écrire. Il constitue un facteur d’exclusion d’une frange très importante de nos populations du sud à l’accès aux ressources numériques. Aujourd’hui c’est plus de 860 millions d’hommes et de femmes à travers le monde qui sont confrontés à l’incapacité de lire et d’écrire, ce qui les privent des plus simples compétences de base et constitue pour eux un obstacle majeur à l’accès aux technologies et ressources numériques.

Proposition 1 : « Inscrire dans une résolution des dispositions incitant les Etas à initier des programmes d’utilisation des TICs pour combattre et éradiquer l’illettrisme. Il s’agira de développer des contenus d’apprentissage numériques permettant aux populations cibles de se capaciter en auto-alphabétisation »

Inaccessibilité financière

Le fossé ou fracture numérique est rarement appréhendé sous l’angle de l’accessibilité financière des populations aux outils et contenus numériques or cela constitue une importante cause de disparité pour les couches sociales à faible revenu. Quelle serait la pertinence d’une résolution de l’accessibilité géographique par la réalisation d’un aménagement numérique conséquent et la disponibilité généralisée du haut débit, si les populations n’ont pas les moyens financiers qui leur permettent d’exploiter ces ressources et de bénéficier ainsi des services fournis?

Le principe de solidarité numérique a certes été consacré dans l’article 61 de la Déclaration de principes de Genève qui invite «toutes les parties prenantes à adhérer au Pacte de solidarité numérique» énoncé dans le Plan d’action de Genève.

Inauguré en avril 2005 à Genève, la création d’un Fonds de solidarité numérique a été accueillie favorablement lors du Sommet mondial sur la société de l’information (Genève 2003-Tunis 2005) et du Sommet du Millénaire qui s’est tenu à New York en septembre 2005.

Il urge aujourd’hui de dépasser les déclarations d’intentions et de passer aux actes en mettant en œuvre de manière effective des mécanismes de financement volontaire des projets numériques.

Proposition 2 : « Inscrire dans une résolution les dispositions élargissant les composantes du paquet de services universels de base à l’accès aux services Internet et fixant une norme qui serait un pourcentage du budget national des Etats à consacrer exclusivement au financement de l’accès à ces services ».

Fracture genre

La résolution 70 de l’Union internationale des télécommunications (UIT) adoptée en 2010 à Guadalajara (Mexique) préconise l’égalité homme-femme et l’autonomisation de la gent féminine grâce aux TiCs. A ce titre M. Hamadoun Touré, ancien Secrétaire général de l’UIT déclarait: «Au cours de la prochaine décennie, le nombre d’emplois dans le secteur des TIC devrait dépasser de deux millions celui des professionnels à même de les pourvoir. C’est une chance extraordinaire pour les jeunes filles et les jeunes femmes dans un monde où l’on compte plus de 71 millions de jeunes de moins de 25 ans au chômageIl ajoute : « Les TIC contribuent à améliorer la vie de tous les habitants de la planète en leur donnant accès à de meilleurs soins de santé, une meilleure éducation, une meilleure gestion de l’environnement, de meilleures communications et une meilleure gouvernance. »

Dans ce contexte, persister à perpétuer les pratiques et stratégies anciennes de développement de l’économie numérique, équivaudrait à passer à côté de l’enjeu réel et se condamner à répéter/consolider des visions, des processus et des approches obsolètes qui n’ont pas fait leur preuve en termes d’efficacité, d’inclusion de toutes les franges de la population et de changement social et qui oblitèrent le potentiel de changement de la société de l’information. Il urge d’intégrer la dimension genre qui favoriserait une discrimination positive tendant à réserver à la gent féminine une place de choix dans les stratégies et politiques nouvelles en termes d’usage des TICs.

Proposition 3 : Renforcer les initiatives inscrites dans la résolution 70 de Guadalajara et multiplier les programmes visant à inciter les filles à d’avantage investir les filières scientifiques liées aux TICs (concours nationaux et internationaux dotés de prix, programmes spéciaux réservées aux filles, etc.) et fixer des seuils à atteindre dans une féminisation des métiers TICs.

Analphabétisme numérique

Une autre cause d’accentuation du fossé numérique est le taux encore très élevé d’hommes et de femmes, certes lettrés, mais qui ne savent pas utiliser l’ordinateurs et les autres outils numériques, bloqués qu’ils sont par une barrière psychologique qu’ils pensent infranchissable. Ce fossé numérique qui « est une inégalité face aux possibilités d’accéder et de contribuer à l’information, à la connaissance et aux réseaux, ainsi que de bénéficier des capacités majeures de développement offertes par les TIC. Ces éléments sont quelques-uns des plus visibles du fossé numérique, qui se traduit en réalité par une combinaison de facteurs socio-économiques plus vastes, en particulier l’insuffisance des infrastructures, le coût élevé de l’accès, le manque de création locale de contenus et la capacité inégale de tirer parti, aux niveaux économique et social, d’activités à forte intensité d’information. » Elie Michel dans  » Le fossé numérique. L’Internet, facteur de nouvelles inégalités ? « , Problèmes politiques et sociaux, La Documentation française, n° 861, août 2001, p. 32.

Conclusion

Comme il est aisé de le constater, un égal accès, sous ses diverses dimensions, aux ressources numériques et technologiques, aurait conféré à toute la planète des capacités de résilience et donc d’adaptation face à cette pandémie et mais aussi aux autres futures situations du genre. Et cela pose aujourd’hui une question de justice et d‘équité sociale que tous les dirigeants de ce monde moderne doivent adresser dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Il s’agit d’ajouter une couche supplémentaire aux droits fondamentaux de l’homme pour l’édification d’une société mondiale numériquement juste et équitable.

Par M. Mor Ndiaye Mbaye

Directeur de Cabinet du Ministre de l’Economie numérique

et des Télécommunications du Sénégal

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